Les 186 marches
Haute-Autriche jusqu’à Marek Pongau. Là, nous sommes mélangés aux prisonniers de guerre français, yougoslaves et italiens. Nous étions très réticents à croire toutes les sornettes que racontait le journal Trait d’Union , édité à l’intention des P. G. Nous mettions toujours en doute l’écroulement total de la France démocratique, nous donnions sa véritable valeur au pacte germano-soviétique de non-agression, nous discutions et nous nous élevions contre le défaitisme. Cela nous fit éloigner du camp central et sortir pour travailler dans la réfection d’une ligne de chemin de fer proche de la frontière yougoslave.
– Juin 1941. L’armée allemande envahit l’U. R. S. S. Le 22, au matin, les Espagnols recevaient l’ordre de se replier sur le camp central. Là, la Gestapo les attendait. Interrogatoires, conseils, suggestions, menaces, mais tous, sans défaillance, sans excitation, ils déclaraient avoir été, l’être encore et toujours, des combattants de la liberté, des défenseurs de la démocratie, fidèles à l’esprit et à la lettre de la constitution républicaine espagnole, pour laquelle ils avaient combattu, contre le franquisme, contre la Légion Condor allemande, contre la division fasciste italienne Littorio.
– Découpée sur le ciel qui commençait à s’éclairer aux premières lumières de l’aube, à un détour du chemin, la sinistre forteresse se présentait devant nous. Une pointe de découragement, vite réprimé, nous serrait la gorge. Passé le portail, le camp nous apparut, dans son obscurité absolue, dans son silence sépulcral comme la gueule d’une bête apocalyptique qui allait nous dévorer.
– Quelques minutes d’attente. Sonnerie stridente. Étrange changement de décor d’une scène de théâtre : des dizaines de projecteurs s’allument. Le camp se réveille. Nous devons nous aligner, ôter nos coiffures, nous mettre au garde-à-vous. Une porte s’ouvre et des hommes au costume rayé accourent, une tondeuse dans une main, un tabouret dans l’autre.
– Un coiffeur m’adresse la parole, à voix basse, presque un murmure :
– « Quelle nationalité ? »
Il parle espagnol.
– « Je suis Espagnol. »
– « Ton nom ? »
– « Olegario Serrano. »
. – Il fait demi-tour et disparaît dans l’obscurité. Il revient deux, trois, peut-être cinq minutes plus tard. Son index barrant les lèvres pour réclamer le silence… la discrétion, il me souffle :
– « Fais attention. Très attention. Ici c’est terrible, mais dans le camp tu as beaucoup d’amis. La 33 e et la 32 e compagnie des travailleurs espagnols sont ici, et la 8 e de Septfons celle que tu commandais, celle que tu as sortie du camp de Judes… »
– J’étais abasourdi. Il m’acheva en disant le plus simplement du monde :
– « Ton fils Antoine est également ici. »
– L’émotion me fit basculer. Un souffle d’espérance, de solidarité humaine me fit oublier et mépriser la terrible devise gravée au-dessus de la porte et qu’un interprète venait de nous traduire : « Toi qui entres ici perds toute espérance. » Je me dis à moi-même : « Ils ont oublié la solidarité ; la foi en la victoire finale… » Je suis entré à la douche en souriant… tout épilé à l’extérieur… mais avec des poils virils dans le cœur…
– Nous fûmes conduits au block 19 pour y passer notre temps de quarantaine. La baraque était tout à fait isolée par des barbelés. Un caporal S. S. nous attendait. Un déporté, carnet en main, s’installe à ses côtés et dépose à ses pieds un carton contenant des triangles d’étoffes de différentes couleurs. Nous allons défiler devant ce soldat et son secrétaire. Les premiers déclinèrent leur nom et leur profession. Ils recevaient deux rectangles blancs numérotés. Mon tour arriva. – « Nom ? » – « Profession ? » Je dis ma profession en allemand : lehrer. En entendant ce mot, le maître des lieux blêmit : « Répète ! » Je répétai : « Lehrer. » Il me fixa longuement, enfila un gant et à toute volée me lança une gifle d’une violence inouïe. Je basculai, titubant. Un coup de poing au menton, du gauche, m’envoya au tapis. Il me finit à la matraque et je m’évanouis pour plus que le compte.
– Je retrouvai un peu de mes esprits dans les w.c. où l’on m’avait traîné. Le « secrétaire » me rejoignit et me tendit mon matricule.
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