Les 186 marches
Je n’étais plus qu’un numéro : le 5050. Pour avoir osé déclarer que j’étais maître d’école, et parce que j’étais maître d’école, je fus chargé du nettoyage permanent des latrines… et la dysenterie ne permet aucun chômage. Ce châtiment « exemplaire » me remit en mémoire les paroles prononcées par le général Millan Astray, commandant la Légion étrangère espagnole, à l’université de Salamanque :
– « Lorsque j’entends le mot culture, je sors mon pistolet. »
– Dix-neuf jours après mon entrée au camp, l’isolement réglementaire accompli, nous quittons le block de quarantaine pour le camp général. Je fus affecté au block 12. Pendant mon séjour de quarantaine, en contrepartie des mauvais traitements subis par ma condition de « lehrer », j’avais reçu des preuves émouvantes de solidarité intérieure. Les copains s’étaient organisés, les plus malheureux étaient pris en charge par l’organisation. On ne saura jamais trouver les mots qui conviennent pour exalter cette action.
– Arrivé au block dans l’après-midi, les camarades anciens, la plupart entrés depuis plus d’un an, au retour de leur travail, sont venus me visiter, m’encourager, m’apporter une aide matérielle, un soutien moral. Ils savaient les tortures que j’avais endurées. Mon fils couchait dans un autre block. Il m’apporta de la margarine, de la soupe, du saucisson. Sa présence effaçait tous les tourments.
– Le lendemain, à l’aube, la sonnerie retentissait.
Une heure après, je me trouvai attelé, comme une bête de somme, à un wagonnet rempli de terre. J’étais entré au camp avec un bandage car j’avais une hernie inguinale au côté gauche. Le jour de notre incorporation, il me fut confisqué. Je me trouvai en train de faire le cheval de trait, le ventre sorti par la hernie. Les efforts fournis pendant la journée ouvrirent, davantage, la déchirure ventrale et je me suis trouvé, par terre, presque sans connaissance. Un coup de pied violent, sur les côtes, me fit revenir à la réalité. Je fis un effort pour me relever, mais plié en deux, les mains sur le ventre, le dos rossé de coups de bâton, je me suis effondré. Un visage simiesque, des yeux de feu incrustés de haine, des cris de colère accompagnés de coups de gourdin, ordonnaient de me lever. Je perdis, encore une fois, connaissance. Comme dans un horrible cauchemar, je me sentis soulevé, transporté dans les airs, vers l’infini. Un jet de douche et je me réveillai. Un infirmier, blouse blanche sur costume rayé, un rasoir à la main droite me regardait. Voulait-il m’égorger ? A mon regard affolé, il répondit avec un sourire. Il me regardait avec bienveillance et il me dit :
– « Reste tranquille, n’aie pas peur, laisse-toi faire. Je vais te raser, on va t’opérer. »
– Quelques instants après, porté dans ses bras, je me trouvai étendu dans un block opératoire très sommaire. Autour de moi, plusieurs blouses blanches évoluaient. Sous les blouses, des uniformes militaires, mais sous la blouse de deux autres, le costumes rayé. Quelqu’un, je ne sus jamais qui, me piquait dans la colonne vertébrale. Un engourdissement commençait à monter ; de la pointe des pieds, il gagnait peu à peu les jambes, le ventre, l’estomac. Je fermai les yeux. Quelques instants après, ne sentant aucune douleur, je les rouvris. Les gants du déporté opérateur étaient tachés de mon sang. Comme dans un rêve, je sentis qu’on me soulevait, qu’on me transportait, qu’on me couchait dans un lit. L’infirmier me souriait. Je m’endormis. Un fourmillement atroce me réveilla, j’avais la sensation d’être piqué par des milliers de moustiques. Sur ma table de nuit, un bol, rempli de l’infecte soupe du camp, me narguait, mais à son côté, une portion de margarine me faisait des signes amicaux. Mon lit, situé à côté d’une fenêtre, me laissait voir l’extérieur. Agrippés aux barreaux, mon fils et d’autres camarades me regardaient. Ils me signalaient du doigt la portion de margarine. Une larme s’échappa de mes yeux. Et aujourd’hui, pendant que je tape à la machine cette anecdote, la cicatrice de cette opération au block chirurgical du camp de Mauthausen – c’était il y a trente-trois ans – me démange, avivant ainsi mes souvenirs.
★ ★
Noyés, perdus dans ce flot d’Espagnols qui déferle sur Mauthausen, une trentaine de Français.
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