Les 186 marches
demi-heure environ, le S. S., excédé par ses cris, sortit son pistolet et lui tira une balle dans la tête. Après quoi, il alluma une cigarette et, en riant, en offrit une au kapo, sans doute pour le récompenser de son zèle.
– Premier jour de travail, première heure, déjà deux morts. Les dix qui restions avions la conviction qu’avant la fin du jour nous y passerions tous. Il faut croire que, pour nos bourreaux, le compte y était car, si nous fûmes très souvent molestés, rien d’autre n’alla jusqu’au tragique.
– Les douze heures de travail accomplies, c’est le retour au camp, brisés dé fatigue. Une autre épreuve nous attendait. Tous les soirs, les détenus travaillant à la carrière devaient se charger d’une pierre et la remonter au camp. Le poids variait suivant la fantaisie des S. S. ou des kapos, mais en général, entre 15 ou 30 kilos, et malheur à celui mal inspiré qui en choisissait une trop petite ; après une série de coups, deux kapos lui en mettaient une de quarante kilos au moins sur les épaules et il fallait qu’il la monte, sinon c’était presque à coup sûr la… mort.
– Ce soir-là, huit membres de notre équipe furent désignés pour remonter au camp nos deux camarades morts. Je fis partie des huit, deux groupes de quatre furent chargés de la besogne. A chacun son cadavre. C’est celui de notre malheureux Grégoire, homme très puissant et très lourd, qui nous fut attribué. Ma vie durant, je ne pourrai oublier ce calvaire. Je ne pensais jamais que l’on pourrait monter cet escalier maudit. Nous étions tous les quatre écrasés de fatigue par la rude journée de labeur, avec pour toute nourriture trois quarts de litre d’une « soupe » très claire. Monter sans charge exigeait déjà un rude effort, mais avec un cadavre très lourd et pas facile pour nous à tenir en équilibre, cela tenait du prodige.
– Plusieurs fois, durant l’escalade, l’un ou l’autre d’entre nous fléchissait, tombait sur les genoux ; le corps déséquilibré risquait de tomber. Les coups pleuvaient sur nous. Les kapos et les S. S. étaient déchaînés. Nous avons perdu contact avec la colonne, mais nous sommes arrivés en haut.
– Notre volonté de vivre a été plus forte que la fatigue et les coups. En déposant le corps de notre camarade à la porte du camp, tous les quatre nous avions la conviction d’avoir emporté une victoire sur la mort, au moins pour aujourd’hui.
– Les S. S., qui riaient aux éclats de nous voir anéantis de fatigue, dans un état lamentable de présentation, ne pouvaient savoir combien nous étions fiers d’avoir été plus forts qu’eux.
– Que sont devenus ces hommes de ma première équipe de travail ? Peut-être sont-ils parmi les 10400 Français morts à Mauthausen sur les 13 000 enregistrés rentrant au camp ?
– Les mutations permanentes dans les kommandos de travail ne m’ont pas permis de les connaître davantage. Et puis, s’il en reste quelques-uns de vivants, comme moi sans doute, ils pensent qu’il s’agit là d’un premier crime nazi dont ils ont été les témoins mais qu’il ne peut être séparé des crimes quotidiens que nous avons connus et dont l’horreur ne s’effacera jamais de nos mémoires.
★ * ★
– Le 4 ou le 5 septembre 1944, un transport de quarante-neuf détenus était arrivé au camp de concentration de Mauthausen. Les détenus venaient tous de la prison de travaux forcés de Rawitsch. Cette prison avait établi, pour chacun d’entre eux, un dossier qui consistait en un questionnaire personnel. Sur ordre, les détenus de la section politique inscrivirent sur chaque dossier, au crayon rouge, la mention « abattu alors qu’il fuyait ». Toutefois, la date n’était pas indiquée. A l’examen des dossiers, je constatai que tous ces détenus étaient des parachutistes qui avaient été appréhendés lors d’une action non reprise au dossier, et qu’ils avaient déjà passé quelques mois à la prison de travaux forcés de Rawitsch. Parmi ces détenus (d’après la profession indiquée), il y avait des soldats américains, canadiens, hollandais, la plupart sous-officiers ainsi que des soldats d’autres nations. Mais il y avait aussi des civils qui avaient comme profession : étudiant, cultivateur, ingénieur, etc. Tout comme les autres déportés, ces quarante-neuf se rendirent tout d’abord au bain et on leur coupa les cheveux. Ensuite, vêtus d’un caleçon
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