Les 186 marches
locomotives attelées à des wagons Trucks.
– « Steinbruch, ça veut dire carrière de pierre, dit Chourka qui descend à mes côtés l’escalier. C’est ici que triment la plupart des détenus. Moi aussi, j’y étais comme tailleur de pierre. » Après un silence, il reprend :
– « Tâche toujours de te tenir dans le tas et de choisir des cailloux moyens. Ne prends pas les tout petits, ça donne aux S. S. le prétexte de râler. »
– Je transmets la consigne à Victor et à Oleg. Nous descendons au fond de la carrière tapissée de petits graviers clairs, sur lesquels il fait bon marcher… L’aide-kapo nous conduit vers un grand tas de pierres et vocifère :
– « Chargez ! »
– Il y en a qui pèsent dans les 25 kilos ou même davantage ; beaucoup ont des bords aigus au point qu’on ne sait comment les empoigner. Les hommes se bousculent, cherchant des pierres moins lourdes et plus faciles à porter. Il me reste, pour ma part, un moellon qui doit faire dans les 30 kilos. Je le hisse sur l’épaule et m’en vais vers l’escalier abrupt, aux marches taillées en pleine roche. Chourka m’emboîte le pas, suivi de Victor et d’Oleg. Une dizaine d’hommes nous précèdent.
– « Serre le bord, appuie-toi à la muraille extérieure… me recommande Chourka. – Non, pas comme ça. Laisse que je prenne la tête… »
– Je m’efface pour qu’il passe en avant. Sa pierre repose commodément sur son cou et sa nuque, il la soutient d’une seule main. Je fais aussi glisser la mienne sur ma nuque ; effectivement, ça semble plus facile à porter. D’abord nous montons sans trop de peine, mais bientôt les cailloux paraissent s’alourdir à chaque pas. Le mien me semble peser non plus 30, mais 50 ou 60 kilos au moins. Je suis au milieu de l’escalier quand les jurons et les cris rauques de Lisner retentissent d’en bas :
– « Grouillez-vous, sacs à merde, tas de fainéants ! »
– Un râle douloureux, le fracas d’une pierre dévalant les marches, des cris d’horreur. Encore des pierres qui roulent, des coups, des bordées de jurons. Chourka ne tourne pas la tête.
– « Vite, vite ! » répète-t-il d’une voix étranglée.
– Je le suis en silence. Loin en bas, claquent sèchement quatre coups de revolver. Quand nous sommes presque au bout de l’escalier, l’aide-kapo nous dépasse :
– « Descendez ! Vivement ! »
– Avec des gestes rageurs, il arrache leurs pierres aux premiers arrivés et les fait rouler en bas. Elles dévalent à côté de nous, en sautant les marches. Des cris déchirant couvrent leur fracas. Les hommes de tête descendent déjà au pas de course l’escalier, tandis que nous montons les dernières de ses cent quatre-vingt-six marches. Encore trois coups de feu claquent en bas.
– Je ne sens plus mes bras ; mes jambes flageolent. A demi mort, je me traîne jusqu’aux marronniers. Nous laissons choir nos pierres et attendons que la file de nos copains qui s’étire par l’escalier se rassemble ici.
– « Pour aujourd’hui, c’est fini », annonce Chourka.
– « D’où que tu le sais ? » demande Oleg.
– « Il y a sept hommes de descendus, c’est le compte… »
– Enfin, je commence à réaliser ce qui s’est passé et pourquoi Chourka nous recommandait de nous tenir « dans le tas » : on tue les premiers, ceux qui ont pris les pierres les plus légères et aussi les derniers, qui ne peuvent pas suivre le train, écrasés par le fardeau. Lisner s’approche, nous ordonne de reprendre les pelles, puis accompagné des S. S. et de son aide noiraud, disparaît dans sa cabane. Nous ne le reverrons plus aujourd’hui.
– Imaginez un cirque formidable enfoncé dans le sol, un puits de 400 mètres de diamètre, avec des murailles de 40 à 60 mètres de haut… Autour de cette cuvette, des fils de fer barbelés avec, tous les 50 mètres, un mirador perché sur quatre troncs de sapin. Nous sommes maintenant sur les marches qui conduisent au fond du gouffre. Derrière nous, la colonne suit interminablement. Les hommes descendent ce monument de pierres comme des automates. C’est à la fois grandiose et terrifiant… Nous sommes maintenant au fond de la carrière. Les hommes s’alignent en silence… Le kommandoführer passe devant les rangs, suivi de l’oberkapo qui tient sa casquette à la main. On nous compte pour la quatrième fois depuis notre lever. Un dernier commandement…
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