Les 186 marches
les hommes se dispersent et vont se rassembler en courant dans les groupes de travail en formation… Nouvel appel. On nous compte une fois de plus. Un kapo relève nos numéros, et chacun court au travail… Déjà, sous la pression de l’air comprimé, les machines se mettent en marche. Des hommes, gros comme des mouches, ont pris place sur des escarpements de rochers, et l’on voit la poussière de granit qui les entoure. Au-dessus de nous, à 30 mètres du sol, des ponts roulants suspendus à d’énormes câbles traversent la carrière et transportent des rochers de plusieurs tonnes… François… me donne quelques conseils pratiques… : « Les kapos sont ceux que l’on voit avec une matraque à la main. Il faut toujours se remuer lorsqu’ils vous regardent, mais surtout ne jamais perdre le nôtre de vue. C’est celui qui, là-bas, rentre dans sa cabane. Il va faire sa ronde tout à l’heure. Il a deux aides avec lui. Ce sont des Espagnols qui, en principe, ne frappent pas les Français. Il faut quand même faire attention. Méfiez-vous aussi de l’oberkapo que vous avez vu ce matin. Celui-là est partout. Le kommandoführer est également constamment à l’affût de ceux qui ne travaillent pas. Faites gaffe avec lui, c’est le plus dangereux. Enfin, veillez aux S. S. qui circulent… » Pour le moment, nous sommes accroupis sur des pierres que nous faisons le geste de soulever sans les bouger. Nous sommes fermement décidés à travailler le moins possible, et cela ne nous apparaît pas si difficile. Une pierre lancée à toute volée frôle la tête d’André et vient frapper le wagonnet. Je lève les yeux et, là-haut, sur la hauteur, j’aperçois un S. S. qui nous observe. Je vois le kapo venir tout droit sur Simon. Il ne l’a pas remarqué… La matraque de caoutchouc s’est abattue sur ses reins. Simon doit prendre la pierre qu’on lui désigne et la porter en courant dans un wagonnet. Puis recommencer sans arrêt. Le kapo frappe sans relâche et lui fait accomplir des efforts surhumains. Déjà, notre ami n’a plus la force de soulever les pierres à la hauteur du wagonnet… La scène recommence, toujours au pas de course. Elle ne se termine qu’à l’extrême limite, lorsque Simon, épuisé, trébuche et s’affale sur le sol… Son tortionnaire nous regarde avec un sourire sardonique et nous crie, en guise d’avertissement : « La prochaine fois… mort. »
– Et le travail continue, dans un vacarme infernal. Le kapo est occupé pour le moment à harceler un groupe de Russes. Nous en profitons pour ralentir la cadence… Tous les hommes disponibles se précipitent pour charger le camion. Nous suivons le mouvement. Cinq minutes plus tard, la voiture démarre avec une cargaison qui fait ployer les essieux. Un train de wagonnets lui succède. Il est rempli à la même vitesse… Encore des tampons. Encore des wagonnets. Ce n’est que dans les intervalles que nous pouvons ralentir le rythme, mais encore faut-il ne pas perdre des yeux le kapo qui surveille toujours. –… Tiens, un coup sec vient de se faire entendre au milieu du bruit. Que se passe-t-il ? Nous levons la tête. Là-haut, j’aperçois, près du mirador, comme un amas de linge agrippé aux fils de fer barbelés. C’est un homme. Le malheureux, fuyant les coups d’un kapo, a dû franchir la zone limite. Tout à l’heure, un officier ira prendre une photographie qui sera versée au dossier de ce pauvre type, avec la mention : « Fusillé au cours d’une tentative d’évasion. » – Il y a comme cela, paraît-il, vingt-huit mille dossiers dans les archives du camp. Un semblable intermède est sans doute chose courante, à la carrière, car le travail continue comme si de rien n’était. – Un matin, dans les jours qui suivront, il m’arrivera de compter jusqu’à dix-sept coups de feu. Ils ont toujours une cible humaine et font mouche à chaque coup… (Voici) trois ouvriers mineurs… « Vous ne savez pas tenir un outil », nous disaient-ils dès le début. Ils nous montraient, en connaisseurs, comment il fallait s’y prendre pour remuer une pierre. Ces hommes rudes, habitués à l’effort, paraissaient considérer le travail comme une distraction. Ils ont été trahis par leurs propres forces. Ça les a pris tous de la même façon : le soir, de la fièvre, pas d’appétit et, le lendemain, froids… Un vacarme infernal se fait entendre derrière nous. Il semble se rapprocher à la vitesse
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