Les 186 marches
d’un train. Nous nous rangeons précipitamment vers le talus en nous écartant de la petite voie de chemin de fer qui borde le chemin à gauche. – Des wagons vides roulent à une allure folle sur les rails légèrement en pente. Chacun d’eux est poussé par deux hommes en tenue rayée. Armés de solides bâtons, de jeunes S. S., les manches retroussées et les cheveux au vent, bondissent le long de la voie en frappant devant eux les hommes lancés dans ce galop d’épouvante. Nous regardons comme une hallucination la catastrophe inévitable. En arrivant à la courbe qui se trouve à cent mètres devant nous, le premier wagonnet bondit subitement hors des rails et vient s’encastrer sur un tas de pierres. Les autres wagons, qui ne peuvent être freinés et qui suivent à moins de cinq mètres, viennent buter sur lui dans un bruit de ferraille. Trois hommes ont été pris entre les tampons et poussent des cris déchirants. Deux S. S., ivres de fureur, les dégagent en tirant sur leurs membres écrasés et leur piétinent la gorge et la poitrine avec le talon. Les autres S. S. s’acharnent, pendant ce temps, avec la même rage sur les survivants pour hâter la remise en place des wagons. Le travail terminé, dix malheureux, couverts de sang, reprennent aussitôt cette course à la mort avant que mon équipe, qui n’a cessé de marcher, soit parvenue au lieu de l’accident… Il ne m’est pas possible, en passant, de voir la nationalité des trois cadavres, mais ils ont le triangle rouge, comme le sang qui coule sur la route. Leurs compagnons doivent être, aussi, tués avant le soir. – S. S. kommandos (kommandos dans lesquels le travail était effectué sous la direction des S. S. Ils étaient destinés à une destruction rapide des hommes punis. Nous les appelions aussi les kommandos de la mort). – Au fond du trou, dans la petite cabane où se trouve la pompe à eau, un homme est monté sur un socle… La corde se termine par un nœud coulant. L’homme l’agrandit de ses deux mains et se le passe autour du corps… Il hésite. Le kapo s’avance menaçant… Brusquement, comme s’il se lançait vers une délivrance, l’homme se laisse tomber en avant… La corde a cassé… Le kapo lui lance une nouvelle corde après en avoir éprouvé la solidité. Nouvelle hésitation… Les pieds demeurent sur le socle. Le kapo les pousse en avant avec un bâton. Le corps se balance sans bouger. – Cet homme est le dernier de son kommando. Il y a une semaine, ils étaient soixante. Ils ont dû travailler dans des conditions épouvantables. On les voyait dans une ronde sans fin, descendre en courant au fond du trou et remonter en portant des pierres énormes. Ils avaient tous des pantalons rouges… Quelquefois le kommandoführer leur faisait prendre le chemin le plus court en les précipitant au fond du trou… – Kommando spécial…
★★
– Le 15 avril 1944, je fus affecté à un kommando de la carrière… Dans la répartition du travail, je fus détaché dans une équipe de douze hommes, tous Français, sous le commandement d’un kapo allemand, bandit de droit commun, et d’un S. S. Notre besogne consistait à décharger des machines fixées sur des wagons plats destinées à un atelier de mécanique en construction. Il fallait d’abord arracher tire-fonds et clous, pour cela il fallait clés et marteau. Bien que très affaiblis nous faisions, obéissant aux hurlements du kapo, aussi vite que nous le pouvions. Mais cela n’allait pas selon son gré, aussi nous bousculant, il prit notre place pour nous montrer comment faire. C’est ici que se place le premier drame ; s’adressant à l’un de nous en allemand, notre camarade Grégoire, il lui cria de lui passer le marteau, celui-ci ne comprit pas la question. Alors d’un bond, le bandit saisit lui-même l’outil (très lourd) et avec violence lui porta un coup à la tête qui lui fracassa le crâne. Quelques minutes plus tard, notre ami était mort, provoquant le rire du S. S. de garde.
– Nous étions atterrés, mais quelques instants après, le drame se renouvelait sur un autre membre de notre équipe, un tout jeune détenu. Il n’avait pas plus de vingt ans. Son nom : Lefèvre. Le scénario fut le même, un commandement non compris et un coup de marteau aussi violent mais qui dévia et lui fracassa le bras gauche. L’os traversait les chairs et la douleur le faisait hurler. Le kapo ne s’en souciait guère, mais au bout d’une
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