Les amants de Brignais
un regard nettoyé de toute gaieté :
– Je ne saurai jamais, comme lui, être de deux partis à la fois… Et toi, Sang-Bouillant ?
– Si je dois bientôt partager votre infortune ou votre gloire, ce sera comme on dit : à mon corps défendant !
Rien… Nulle réplique. Ce fut Espiote qui rompit le silence :
– Ils s’en retournent au trot !… Ils n’ont pas poussé loin.
Il jouait avec son épée qu’il dégageait à demi de son fourreau, puis renfonçait d’un mouvement vif. Une impatience terrible de la sortir tout entière enflammait ses joues.
– Pourquoi iraient-ils plus avant ? interrogea le Bâtard de Monsac. Arnaud annoncera aux capitaines : « Ils sont quinze mille. » Ils riront de ses dires et nous verrons passer, sans doute avant ce soir, les coureurs désignés par Bourbon ou Tancarville pour observer notre grande et belle famille et contrarier les affirmations de notre compère. L’un d’eux dira sans doute : « Il suffit d’un assaut ! » et nous sentirons passer au-dessus de nous un immense soupir d’aise.
Il rit. Il fut le seul. Espiote, dont la nervosité s’aggravait, décida :
– À la nuit noire, j’irai rôder autour de ces bonnes gens. Je m’assurerai s’ils ont eschargueté leur logement 94 et s’ils y ont disposé des sonnailles pour prévenir toute attaque nocturne.
– Pour ce qui est des sonnailles, dit Tristan, vous vous y connaissez ! Par Dieu, vous pourriez leur en vendre !
Il avait cru les offenser, mais il leur en fallait davantage.
– Peut-être en voudrais-tu en guise d’éperons ? proposa le Bâtard de Monsac. Tes talons en sont dépourvus…
– Qui t’a fait chevalier ? demanda Espiote.
– Où et pourquoi ? insista Bagerant. Tu nous dis que tu es dans l’Ordre. Soit… Mais il nous plairait d’en savoir davantage.
Fallait-il fournir des précisions à ces hommes qui, eux aussi, portaient des éperons d’or ? Pourquoi les avaient-ils mérités ? Ils puaient le mal. Leurs yeux avaient l’apparence des bulles glauques engluées dans les profondeurs des mares et des douves putrides et qui, pour y crever, affleuraient leur surface.
– Mes éperons, messires, je les ai gagnés tout près du châtelet de Puylaurens… Des routiers nous ont assaillis, mon père et moi. Ils étaient six et j’en ai occis trois.
– Oh ! Oh ! s’exclama le Bâtard de Monsac. Et ton père trois aussi ?
– Deux seulement. Le dernier s’est enfui… Et si vous pensez que mon père m’a donné la colée tout de suite, vous vous leurrez : il voulait qu’on le vît me faire chevalier…
Il eût préféré que messire Thoumelin lui donnât paumée comme à la guerre, mais celui-ci avait fait référence à Philippe IV. Le roi de fer avait encombré la cérémonie de l’adoubement de superfétations pieuses, de sorte que son entrée dans la Chevalerie ; avait ressemblé davantage à une prise d’habit dans un moutier qu’à un événement consacrant ses qualités guerrières. Il avait dû jeûner, se soumettre à des austérités de toutes sortes ; il avait passé quatre nuits en prières en compagnie de son parrain, clerc de Sainte-Colombe, d’un presbytérien de Limoux et de quelques barons du voisinage, morts depuis. Il avait subi maints sermons et le Credo à quatre reprises… Et tout cela pour fuir à Maupertuis, échouer dans une mission de médiocre importance et devenir l’hôte des malandrins de Brignais !
– Viens, compère, dit Bagerant. Nous allons chevaucher loin de Cervole, par là. Nous le verrons, j’espère, s’entretenir avec ses compagnons venus au-devant de lui. Ses façons et les leurs nous informeront de leurs intentions, si toutefois nous sommes assez proches d’eux pour en tirer des conclusions !
– Est-ce nécessaire ? demanda le Bâtard de Monsac. Arnaud ne nous trahira point.
– Nécessité ou pas, j’ai envie de le faire. Demeure auprès d’Espiote.
Deux grognements s’assemblèrent. Dépit ou indifférence ? Tristan ne sut qu’en juger. Bientôt, il fut en selle. Bagerant se jucha péniblement sur son cheval, se tourna vers ses congénères et s’ébaudit de leur méfiance :
– Oui, j’ai laissé à notre ami son épée. Je ne crains rien de sa part. N’avez-vous pas songé qu’il aime trop son épouse pour qu’un coup de folie la livre à nos ferveurs ?
Ils chevauchèrent à travers les arbres qui les dissimulaient en partie. Devant eux, l’Archiprêtre
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