Les amants de Brignais
fortuné à la guerre, infortuné dans ses finances, Edouard III s’était vu contraint de licencier les troupes de toutes provenances qui avaient formé ses compagnies. Comme leur retour dans la Grande Ile eût été préjudiciable à la sécurité de son peuple, il les avait laissées en France. Elles s’y étaient répandues, et ceux qui avaient à charge le gouvernement d’un pays affaibli par les défaites accumulées depuis plus de vingt ans, s’étaient montrés incapables d’exercer la moindre représaille aux méfaits de ces malfaisants. Pendant que les Etats Généraux chicanaient le dauphin sur le nombre de soudoyers à entretenir et la quotité des soldes à leur verser, capitaines et piétons, ulcérés du mépris qui les entourait, s’étaient concertés, soit pour aller grossir, en Normandie surtout, les compagnies du roi de Navarre, soit pour offrir leurs offices à un riche seigneur friand d’excès et de rapines. Et si l’on repous sait leurs offres d’alliance, eh bien, ils élisaient un chef et formaient une route.
– Cesse de me parler de tous ces mécréants !
– Ils sont chrétiens… Aymery et Garcie du Châtel ont des éperons d’or et vont à la messe. Pierre de Montaut, des sires de Mussidan, aussi.
– Arnaud de Cervole ?
– C’est un laïc pas très porté sur la Croix. Mais levons-nous : il est temps de repartir.
À nouveau Tristan suivit Tiercelet. Il tremblait de fatigue et de froid. La faim commençait à lui brûler l’estomac. Dans sa geôle, privé du moindre effort, il s’était suffisamment sustenté pour demeurer solide et lucide. Les événements de la journée, particulièrement sa course sur les talons de Tiercelet, puis leur longue errance parmi les arbres où l’aurore lançait ses fournaises glacées, le marquaient maintenant : il se mouillait de sueurs abondantes et désagréables, déglutissait sa salive comme il l’eût fait de lambeaux de charpie et redoutait de trébucher et de tomber sans pouvoir se relever.
Il n’avait jamais traversé de forêt aussi vaste, aussi lourde de mystère et de vigueur diffuse, tout comme ce Tiercelet dont, sans cesser de le détester, il appréciait la débonnaireté, la fermeté, la confiance, tandis que devant lui, pour faciliter son avance, le malandrin poussait les baliveaux et les rameaux enchevêtrés comme il eût poussé des portes.
– Nous allons bien au sud, messire Tristan.
– Epargne-moi tes courtoisies !
– Cette lueur plus vive qu’ailleurs, c’est le Levant. Donc le Ponant est là, en face… Voyez là-bas : les arbres y sont clairsemés… Venez !
Le tapis de feuilles flétries bruissait sous leurs semelles, et c’était aux oreilles de Tristan un bercement dont il se fût passé. Parler ! Il devait parler pour oublie : sa faiblesse, mais Tiercelet, apparemment, n’en éprouvait plus l’envie.
Alors que le soleil lentement apparu tiédissait leur visage et leurs guenilles, ils atteignirent l’orée broussailleuse d’où ils pouvaient voir des champs, des friches et de douces collines. Adossé au tronc d’ur chêne – le dernier –, Tiercelet désigna quelques maisons blotties au creux d’une haute enceinte :
– Je connais le nom de cette cité.
– Quel est-il ?
– Cravant… Oui, oui : c’est Cravant… Nous sommes bien allés vers le sud et vers Lyon.
– Peut-être vaut-il mieux nous séparer.
Tristan fît un pas en avant ; Tiercelet lui interdit le passage :
– Tenez-vous vraiment à entrer dans ce bourg ?
– J’en ai envie.
– Avez-vous l’intention d’y manger ?… Vous n’avez pas un denier. Souhaitez-vous aussi vous y vêtir ?… Montrez-moi vos écus, que ma vue s’en repaisse… Oh ! J’en conviens : malgré la geôle et l’évasion qui vous ont exténué, vous avez l’air avenant : Mais la bonne mine, en ces temps de malheur, ne saurait abuser qui que ce soit… Vous pouvez déclarer : « Je suis un chevalier ! » Qui voudra bien le croire en l’état où vous êtes ?
Tristan recula :
– Quel falourdeur (1) 53 je suis !… Va selon ton gré. Tu es plus apte que moi à décider pour nous deux.
Un sourire dont le tremblement voilait mal l’amertume apparut sur cette face de manant marquée par les épreuves plus encore que par les coups qui l’avaient rendue brèche-dent.
– Nous n’irons plus bien loin sans chevaux ni vêtements… Voyez ces charrettes sur le chemin d’en bas. D’ordinaire,
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