Les amants de Brignais
moussue, rébarbative. « Un coupe-gorge », soupira Tristan.
Cependant, tout autant que le chemin parcouru. Tiercelet semblait le bien connaître. Sitôt qu’il eut mis pied à terre, dans la cour, il s’adressa à un personnage roux, barbu, le crâne cou vert d’un bonnet de laine noire, poudreux et raffusté. L’homme venait de pousser, d’un coup de manche de fourche, un bœuf dans une étable.
– As-tu, Eustache, une chambre de libre ?
– Deux même.
– Soit. Nous mangerons et coucherons. Soigne nos chevaux. Viens, l’ami !
Tristan se laissa entraîner, bien qu’il éprouvât une violente envie d’inciter Tiercelet à chevaucher plus avant.
– Malgré toutes ces lieues parcourues et tes habitudes de manant, tu flaires, compère, le chevalier à quinze pas… Ne le fais pas trop voir dans la taverne d’Eustache.
– Je ne saurais me comporter comme un autre homme.
– Essaie toujours. Il doit être plus facile à un noble de s’abaisser qu’à un malandrin de s’élever… Non ! Non !… Ne me regarde pas ainsi : je n’ai pas à changé. Je suis bien dans ma chair, contrairement à toi !
Et Tiercelet, gaiement, disait la vérité.
***
Le soleil dans sa chute embrasait les parchemins huilés des fenêtres ; le plafond ensolivé de chêne noir se teintait de vermillon. Ce logis bas, ténébreux et malpropre, semblait davantage une salle de garde que la maîtresse pièce d’une auberge. Cependant, des volailles rôtissaient dans la cheminée au linteau corné de suite, et toutes proches, entassées l’une sur l’autre des barriques pouvaient satisfaire en vin, grenache et cervoise, les francs licheurs. Une vis aux marches crasseuses, aux chanceaux épais comme des jarrets de ribaude – selon Tiercelet – accédait aux chambres.
Une femme rougeaude et maigrichonne accueillit les compagnons. Ses yeux brûlés aux braises de l’âtre et clignant sans ar rêt, sa bouche édentée, son nez camus lui donnaient un air crapuleux. La gêne de Tristan s’aggrava lorsqu’il se sentit observé par quatre buveurs assis dans un angle.
La tavernière alluma deux doubles chandeliers qu’elle posa sur la table choisie par Tiercelet. Elle s’inclina quand elle eut apporté un pichet et des gobelets.
– Holà, Aldegonde, grommela le plus âgé des quatre consommateurs – un roulier à en juger par le fouet qu’il portait en sautoir. Tu leur consacres moult égards !… Que d’honneur, messires !… Seriez-vous trois que je vous aurais pris pour les rois mages.
Les flammes qui dévoraient l’ombre ardente, près de la cheminée, ne révélaient qu’en partie la caboche poilue du malgracieux, mais Tristan vit mieux les trois autres : glabres et enjoués, c’étaient des hurons – à moins qu’ils n’appartinssent à quelque bande au repos entre deux rapines. Le malaise initial où sa vigilance s’était affadie devint subitement plus âpre ; sa défiance s’aiguisa, bien qu’il se fût dit, pour se rassurer, que n’ayant jamais hanté de pareils lieux, il se méprenait à flairer des embûches partout. Il tendit son gobelet à Tiercelet qui, saisissant aussitôt le pichet, le lui emplit d’un vin quasiment noir. Il allait y goûter quand il vit la servante.
Humble dans sa robe de tiretaine grise pincée d’une grosse ficelle à la taille, elle était grande et blonde et n’avait pas seize ans. Son visage était d’une pâleur de givre, d’une fraîcheur de rosée. Elle semblait souffrir d’un mal insidieux à moins, tout simplement, qu’elle n’eût très peur. Ses cheveux séparés en deux tresses épaisses maintenues serrées par des cordons de cuir, dégageaient un cou gracile et altier qui se teinta d’une fleur exquise quand elle passa devant l’âtre.
Elle s’approcha, craintive, et tandis qu’elle proposait tout d’abord un pâté suivi d’un couple de gelines (1) 65 , elle surveillait les mains de Tiercelet, nouées l’une à l’autre, entre les chandeliers. Elle avait dû subir les privautés des hommes.
« Jusqu’à quel point ? » se demanda Tristan.
– Ce souper me convient, dit-il en tapotant la prise de son épée. Qu’en dis-tu, Tiercelet ?… Oui, damoiselle, il lui convient aussi…
Il ne cessait d’observer la servante. Sous ses sourcils longs et soyeux, ses yeux semblaient d’un vert d’émail et ses cils étaient tellement dorés qu’on eût put les croire poudrés d’or. Elle avait une fossette au
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