Les amants de Brignais
sommes… Tire ton épée… Voilà… Et toi, suces ton sang si tu as soif. Tu te prendras pour Beau manoir (1) 69 !
Il y eut des rires. Jovelin était un quadragénaire obèse, trapu, lourdaud, avec des yeux de chèvre. Un cou gonflé d’un goitre en lequel il semblait entasser les menus objets de ses rapines, un nez camus, un front scrofuleux ; de grandes oreilles pareilles à de petite ailes et comme tuméfiées. Le regard était malicieux, la voix furibonde.
– Je te parle pas à toi !… Ecarte-toi. Crois-tu qu’il me fait peur, ce… cette femmelette !
– Défie-toi, gros sot, de ta jactance. Et si tu veux la vie d’un Castelreng, sache qu’elle est moins aisée à prendre qu’une carcasse de volaille et un gobelet de vin !
Le couteau partit à nouveau, mais cette fois, une main gantée de fer l’arrêta ; une main solide : la dextre d’un chef. Un sourire apparut sur la face contrariée de Tiercelet :
– Naudon !… Naudon de Bagerant !
Et tourné vers Tristan occupé à remettre sa Floberge au fourreau :
– Un ami !… On peut dire qu’il arrive à point, bien que je le soupçonne d’avoir tout vu depuis le début !
Tristan s’inclina, maussade. Il aurait dû pouvoir occire le goitreux.
– Tiercelet !… Je te croyais mort !… Quel plaisir j’ai de te revoir !
Dans les terribles compagnies occupées à dépiauter et ruiner le royaume de France, l’homme d’environ trente ans qui venait d’interrompre la dispute devait tenir le haut du pavé. Sous son armure soigneusement fourbie se cachait un corps maigre, à en juger par sa face glabre, aux joues comme aspirées du dedans. Ses yeux, tout proches de la racine d’un nez crochu, affirmaient une hautaineté doublée d’une cruauté sans limites. Hardi, insolent, violent avec les faibles, il devait l’être davantage encore envers tous ses pareils. Sans compassion et sans scrupules, s’il pouvait apprécier le courage d’autrui, cette vertu n’influait sur son comportement que s’il y sentait menace. Il ignorait l’admiration, mais le mépris lui était familier.
– Est-il vraiment ton ami, Tiercelet ? demanda-t-il en appuyant sur la poitrine de Tristan son index emmailloté de fer.
– Oui.
– On n’est vraiment des amis sûrs que lorsqu’on a occis et ripaillé ensemble. Est-ce le cas ?
– Et comment !
– Laisse-le parler, Tiercelet. Il semble qu’il en ait envie.
Tristan acquiesça et, les yeux dans les yeux, sans ciller :
– Envie ?… J’ai seulement envie d’achever mon repas quiètement… Il va de soi, comme ce Jovelin de malheur y a touché, que c’est à lui de payer la mangeaille corrompue par ses mains sales !
Naudon de Bagerant siffla :
– Bigre !… Il a de la fierté, ton compain, Tiercelet ! Où vous êtes-vous connus ?
– Dans une geôle d’Auxerre.
– Admirable lieu de rencontre lorsqu’on peut en sortir !
Pareille à une lame d’acier, une lueur brilla dans l’œil du routier.
– D’où venais-tu avant d’être engeôlé ?
Que t’importe !… Fais-tu aussi profession d’inquisiteur ?
Naudon de Bagerant tressaillit. Un de ses sourcils frémit comme une chenille poilue qu’on eût transpercée d’une aiguille.
– Oh ! Oh ! fit-il.
Tristan le dévisageait avec une gaieté dédaigneuse sachant bien que le seul moyen d’entrer dans la considération de ce nuisible consistait à lui en imposer soi par l’arrogance, soit à coups de lame. Son air d’assurance, sa voix râpeuse d’émotion, sa colère – dont tous les males gens groupés autour de lui avaient vu la promptitude à s’assouvir – provoquèrent l’effet qu’il souhaitait.
– Boudious ! s’exclama le routier. C’est du vif-argent que tu as trouvé, Tiercelet !
Il se trouva vers ses compagnons :
– Prenez place et tenez-vous à carreau !… Jovelin, fais-toi soigner. Si tu trépasses dans la prochaine estourmie (1) 70 parce que tu ne peux fermement poigner ton épée, ce sera bien fait pour toi !
Naudon de Bagerant s’assit à un bout de table. Il posa son bassinet à bec de passereau à sa dextre et quitta ses gantelets de mailles. Ses mains soignées montèrent jusqu’à ses cheveux drus, bruns, qu’il lissa avec une grâce un peu féminine, tout en dirigeant son attention vers la cuisine.
– D’ordinaire, dit-il, Eustache et ses femelles sont plus enclins à nous servir. Que se passe-t-il, là-bas ?
Il caressa les commissures
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