Les amants de Brignais
paumes à leurs reins. C’étaient bien des gars de truanderie, coiffés de la barbute ou du chapel de Montauban et fervêtus par tout ce qu’ils avaient robé dans les armureries des châteaux ou glané lors des embuscades. Leur haleine vineuse, leur odeur fauve avaient fait irruption, elles aussi. De dégoût, Tristan grimaça tandis qu’un regard de Tiercelet, nullement inquiet et incommodé, l’engageait à continuer de ronger du mieux qu’il le pouvait une cuisse savoureuse.
– Occupe-toi seulement du poulet… La poulette semble en sûreté.
Effectivement, la porte par où Oriabel s’était retirée restait close. Mais une porte se défonce…
– Ça paraît bon, ce que vous mangez ! graillonna une voix au-dessus d’eux.
Une main courtaude et pelue empoigna la carcasse de volaille encore charnue demeurée dans le plat, près de celle que Tiercelet mettait promptement dans son écuelle. Levant les yeux, Tristan vit tout d’abord une bouche avide et barbue, gluante de sauce, puis Eustache ravi par cet afflux de clientèle :
– Prenez place… Asseyez-vous, qu’on sache s’il manque des sièges !
– Des sièges victorieux, avec nous, c’est pas ça qui manque ! ricana un homme.
Une main, la même qui venait de balancer la car casse décharnée dans l’âtre, voulut saisir le gobelet de Tristan. Prompt, il le renversa, répandant son contenu sur la table et mouillant un reste de pain.
Tiercelet réprouva ce mouvement d’humeur. Sa stupeur et son mécontentement relevèrent soudain l’âme de Tristan. Sous les regards curieux ou hostiles, il prit le pichet de vin, emplit son gobelet et le vida de moitié :
– En veux-tu, compère ?
– Ah ! Ah ! ricana le barbu au-dessus de sa tête, on est fier et égoïste !
Un bourdonnement épais et confus étouffa le vacarme. Cessant même de gesticuler, tous les hommes ahuris, incrédules, pointaient leur curiosité vers leur compagnon et surtout vers cet inconnu décidé à se défendre. Ils s’étaient levés. Ils s’approchaient. Tristan sentit leurs corps s’agglutiner en demi-cercle autour de lui et de Tiercelet. Il aperçut Oriabel, tapie derrière la porte légèrement déclose de la cuisine : à sa crainte et à sa fureur d’être sans doute agressé s’ajouta une sorte de volupté.
– Il ne sera pas dit, Tiercelet, qu’un rioteux (1) 67 ferai la loi à notre table… Est-ce ton opinion ? Dois-je l’apoltronir (1) 68 ?
– Bah !
L’ancien mailleur de Chambly souriait. Ce courroux lui plaisait, assurément. Les sentiments que son regard exprimait semblaient en désaccord avec la gravité du moment. Il avait mis sa main sur le tranchelard qu’Oriabel avait déposé à sa dextre et dont il s’était peu servi : un solide manche de chêne et une longue lame épaisse. Tristan s’avisa du sien, plus petit mais pointu comme un perce-mailles. Pas question, maintenant, de saisir son épée.
– Dis-m’en plus, compère !… Crois-tu que ce soit décent d’être dérangé ainsi par un… par un goguelu sans respect des usages ?
Il n’obtint qu’un grommellement pour réponse. Peut-être, tout au fond de lui-même, Tiercelet le prenait-il pour un nigaud.
Il vida son gobelet et l’emplit encore, le posant loin devant lui, près de celui du brèche-dent. Aussitôt la main s’avança, ouverte, crochue, décidée. D’un furieux coup de son couteau, Tristan la cloua sur le bois. Et se leva :
– Bon sang, fouille-merde, tu as sali ma table avec ton sang pourri !
On ne riait plus. L’homme n’avait ni crié ni bronché. Il empoigna le manche encore tremblant, tira, considéra la lame vermeille puis ses compagnons muets, imperturbables. Et pleurnicha :
– Mais il est fou !… Il est fou !… Hé, les gars, à la rescousse !
Le couteau fulgura vers le ventre de Tristan, qui l’éloigna sans mal. Tiercelet se leva :
– Fais attention, l’homme : si je ne m’étais poussé, tu m’éborgnais… Je n’aime pas qu’on me titille ainsi. Tu as interrompu notre repas ; prends garde que je ne sois d’humeur à interrompre ta vie !
Il avait saisi son tranchelard. Les hommes reculèrent afin de mieux s’élancer sur lui, tandis qu’une voix jeune s’élançait, elle, en fausset :
– Crève-le, Jovelin !
– Tout doux, grommela Tiercelet en repoussant son banc d’un coup de talon. Ces vicieux, Tristan, nous ont pris pour des rustiques. On peut peut-être leur montrer qui nous
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