Les amants de Brignais
première fois eût été délicieuse ailleurs, et qu’à précipiter ces humbles accordailles, ils en avaient gâté les charmes.
– Pourquoi me regardez-vous ainsi ? As-tu vu, Tiercelet, comment il me regarde ?
Tristan la considérait avec une tendresse neuve où cette fois le désir de protection n’intervenait pas. Dans sa robe de pauvre aux plis et cassures orfévrés de brindilles d’or, elle se détachait sur le fond blême et poudreux de leur gîte comme la figure même de la félicité. Tiercelet la regardait aussi et son admiration n’était pas feinte. « Ils sont tous deux de la même gent, autant dire de la même famille… » Plutôt que d’assombrir son émerveillement, la ferveur du brèche-dent le renforçait, au contraire. D’ailleurs, le clin d’œil qu’il lui adressait signifiait tout bonnement : « N’aie crainte : ce n’est pas parce que je l’admire qu’il te faut m’en croire amouré. » Vrai ou faux, ils n’étaient pas trop de deux pour veiller sur la pucelle.
Un seau d’eau claire puisée dans un abreuvoir. Un autre demi-plein.
– C’est mieux que rien, dit Tiercelet en les déposant aux pieds d’Oriabel.
Ils la laissèrent à ses ablutions tout en s’entretenant, assis sur la poutre qui, la nuit, avait condamné le seuil du fenil.
– Seul Tallebarde est levé, dit Tiercelet. Il ne m’a pas vu… Dans l’écurie, vide des deux femmes, j’ai pu prendre ce pan de robe qui fait office de serviette…
– Maudits soient ces malandrins !
– Ils ont moult autres noms… Tu connais celui de Tard-Venus, parce que cette racaille-là, comme tu dis, est arrivée après les Jacques… On les appelle aussi les fils de Bélial depuis qu’ils firent trembler le Pape en Avignon. On les nomme brigands parce que certains portent une brigandine ; Foillars, Feuillards, à cause de la feuillée qui les protège, ou alors Gaudius, Godins (2) 17 , car on dit bien, pour désigner une forêt : la gaudine. Mais ils aiment qu’on les appelle les sociales (2) 18 de socius – compagnon, selon Angilbert le Brugeois… On appelle certains les bacon (2) 19 à cause de ceux qu’ils prennent dans les villages… Et même les mesnies (2) 20 …
Des porcs !
– Ne le leur fais pas trop sentir… Essaie de t’en faire des amis : tu les abuseras bien mieux !
L’eau tintait dans leur dos, et pour laisser Oriabel plus à son aise, ils se parlaient sans se regarder, en considérant leurs mains, leurs pieds ou cette porte qu’il allait bien falloir déclore. Et pour découvrir quoi ?
– Le troupeau est toujours là.
– Quel troupeau ? s’étonna Tiercelet.
– Hé ! Je ne suis pas fou !… J’entends bien des clochettes, des sonnailles, et toi aussi !
– Va falloir te déboucher les oreilles ! Elles sont toutes pleines de poussière pour que tu te méprennes à ce point !
Tiercelet entrouvrit la porte ; le mouvement de sa tête signifia : « Regarde », et Tristan obéit. Ce qu’il vit le fit tressaillir.
Vêtus de hardes qui dissimulaient mal leur nudité, il y avait là une quinzaine de femmes et de jouvencelles, et trois garçons dont le plus âgé devait avoir douze ans et le plus jeune, huit. Tous avaient deux ou trois petits pots de cuivre suspendus au cou, et des gobelets troués attachés aux poignets et aux chevilles.
– Voilà tes carillons ! triompha Tiercelet. Ces malheureux ne peuvent se mouvoir vivement sans éveiller la méfiance de leurs gardiens… Et vois cette femme que Nadaillac tient en laisse comme une chienne… Il va la promener un peu, puis la reclure à l’ombre.
– Pourquoi ?
–… n’écarte pas les cuisses ou les nasches 56 assez volontiers… Ou bien, elle s’est trop défendue…
– Comme des bêtes ! Et les garçons ?… Il y a des sodomites parmi les chefs ?
– Hé oui !… Ils ont moult plaisir à composer des spectacles… Leur est advenu de faire forniquer le père et la fille, la mère et le fils, le chien et la pucelle… Tout ce qui peut passer d’idées luxurieuses dans des esprits en rut !… À Reuil-sur-Marne, un presbytérien a été contraint de forniquer avec une abbesse. Peut-être que ces deux-là y ont trouvé plaisance, même s’ils l’ont fait dans l’église, sur l’autel et devant cinq ou six cents routiers assis là comme pour une messe…
Tristan n’osa dévisager Tiercelet ; celui-ci devina pourquoi.
– Non, je n’ai pas fait ces choses-là… Je me
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