Les amants de Brignais
suis offert deux bourgeoises qui, ma foi, à ce que j’en ai éprouvé, avaient été privées d’amour depuis longtemps… Deux pucelles, une fois… Et des femmes du commun… Je me disais : « Si ce n’est pas toi, ça sera, un autre qui, sans doute, les occira après… » Il y a des degrés dans le mal… Je n’ai pas descendu ceux qui vont en enfer.
– C’est… infect.
– Je te l’accorde… Et tes bons amis de France en font autant… Nous nous sommes connus, toi et moi, à Auxerre… Eh bien, j’étais passé avant par Ratilly… Le capitaine qui y tient le château au nom du régent et du roi se fait apporter toutes les filles qui ont été violées par les brigands et abuse d’elles en toute sérénité : puisqu’elles ont été connues charnellement, hideusement, par la racaille, elles sont devenues pires que des ribaudes !
Pour Tristan, les sonnailles avaient maintenant des accents lugubres. L’eau dont Oriabel s’aspergeait tintait aussi, mais gaiement. Qu’elle prît bien soin de ce corps qu’il connaissait à peine et qu’il protégerait, qu’il chérirait, qu’il…
Tiercelet le toucha du coude et, à voix basse :
– Et dis-toi que tu ne peux rien pour ces enfants et ces prisonnières… Tout geste malencontreux ou hardi de ta part provoquerait le courroux des capitaines, et plutôt que de se rassembler sur toi, leur vengeance serait pour Oriabel… Car c’est la lâcheté qui les rend redoutables… Pris séparément, tu pourrais leur imposer ta loi, encore que certains sachent tenir une épée… Assemblés comme tu les as vus, ils sont invincibles… Pour mieux la protéger, feins d’être à leur semblance ; vous n’en vivrez que mieux !
Bien que la vue de tous ces infortunés emplît son cœur d’affliction, de malerage et d’un sentiment qui le terrifiait – l’impuissance –, Tristan ne pouvait se détourner de ce honteux spectacle. Quelques captives pleuraient silencieusement ; elles avaient subi les pires sévices, une journée recommençait dont elles ignoraient s’il leur serait permis d’en voir la fin ; une fin qui, dès la vesprée, serait un recommencement de débauche – à moins que d’autres femmes n’eussent été robées dans un hameau ou au détour d’un chemin.
Héliot apparut, un fouet de veneur au poing ; il en fît claquer et siffler à plaisir la longe dont la mèche semblait de fer barbelé :
– Allons, femmes, et vous, les morveux, prenez toutes ces bannes pleines de linges sales qui sont appuyées au muret… Vous allez les laver soigneusement dans le Garon… Cette bonne buée 57 accomplie, vous pourrez faire trempette… Par Satan, à votre odeur, vous avez tous le cul merdeux !
Tristan aperçut de grands paniers débordant de nappes ou de draps maculés d’une espèce de rouille – vin ou sang. Dans un tintamarre de pots et de gobelets aheurtés, les femmes prirent deux à deux une charge laissant trois hannetons aux garçons.
– Holà, moins de vacarme… Votre aubade va éveiller nos amis et maîtres. S’ils se fâchent, c’est vous qui en pâtirez !
« Margaritas ante porcos », songea Tristan. Et pressentant un accès de fureur d’Héliot : « Tirarié dë sar d’uno pêiro. (2) 21 »
– Certaines, dit Tiercelet, sont en mesure d’acquitter le prix de leur rançon, mais le temps que les écus arrivent, tu penses bien que nos gens en profitent… Et puis, faut le dire, il y a des époux fort heureux d’être ainsi débarrassés d’une femme encombrante.
– Combien demandent-ils, ces malandrins, pour libérer un otage ?
Le ton sur lequel était posée la question fit roucouler Tiercelet :
– Tu penses bien que c’est selon l’estoch (2) 22 , l’âge, la beauté, le sexe… Deux ou trois cents écus pour les enfants, garçons ou filles… Trois mille et même quatre pour les femmes nobles… J’ai vu, une fois, une jouvencelle très belle, fille de notaire, échangée contre quinze chevaux… Ah ! Les chevaux… C’est leur passion : tu verras ce matin qu’ils ont autant de coursiers, haquenées, juments et mules que dans une armée dite honnête !… Il y a céans, j’en ai la certitude, tout ce qu’il faut pour vivre : fèvres et fourniers (2) 23 , tanneurs, selliers, bouchers, sommeliers… Certaines ribaudes et femmes qui ont consenti à demeurer dans la sociale sont devenues couturières… Tu as vu un moine pour soulager les maux de l’âme ? Il y a
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