Les Amants De Venise
de
Candiano. »
Altieri respira. Il reprit sa place.
« Et pourquoi ne voulez-vous pas vous en mêler ?
demanda-t-il d’une voix moins rude, déjà à demi dompté.
– Voici : j’ai par deux fois essayé d’arrêter
Candiano, et je n’ai pas réussi. Un troisième échec me coûterait
cher. Or, j’ai la conviction que la troisième fois, pas plus que
les deux premières, je ne réussirai… je ne sais si vous me
comprenez bien !
– Je vous comprends ; allez toujours !
– J’ai vu cet homme si terrible, si indomptable, que j’en
suis arrivé à le redouter, moi qui ne redoute rien. Et j’ai pensé
que décidément l’arrestation de Candiano n’était pas une affaire de
police… mais une affaire de famille…, une affaire de duel, si vous
voulez. J’ai pensé qu’il y a des gens à Venise qui ont un intérêt
puissant à savoir, par exemple, que Roland Candiano sera seul, ce
soir dans sa maison. »
À ces mots, Altieri fut agité d’un violent tressaillement.
Mais il se contint et, sourdement, demanda :
« De quelles gens parlez-vous ?
– Vous, par exemple, dit Gennaro avec une sorte de naïveté,
admirable effort de son art de la ruse. Vous, Altieri… Voyons, je
vous ai dit que je serais franc. Je le serai jusqu’au bout, dût ma
franchise vous paraître offensante… Ne sais-je pas que vous et
Roland, vous avez eu… la même idole !… Ne sais-je pas que la
vie de cet homme est un obstacle à votre bonheur ! Au fond, la
prise de Roland m’est indifférente, à moi !… Pourvu que je
l’empêche de rien tenter contre la république, j’aurai fait mon
devoir… Mais vous, c’est autre chose.
Je vous l’abandonne.
Oh ! ne vous étonnez pas. Vous m’avez écarté de vous parce que
vous m’avez cru aveuglément dévoué aux intérêts… d’un autre… Mais
moi j’ai suivi vos efforts… avec sympathie. Je me suis affligé de
ne pas vous voir dans la situation qui vous conviendrait… Je me
suis affligé surtout de vos chagrins. »
Il y eut un long silence.
« Qui trahit-il ? » se demandait Altieri.
Mais bientôt il lui parut évident que Gennaro était de bonne
foi. S’il savait la conspiration, s’il était dévoué à Foscari, qui
l’empêchait de l’arrêter dans le palais ducal où il se rendait
maintenant presque tous les jours ?… Il jeta un regard sur le
chef de police impassible.
Et Gennaro lut dans ce regard que sa cause était gagnée.
Le chef de police se leva.
« Je crois, dit-il, avoir accompli une sorte de devoir
moral en venant ici. Je vous laisse… Quoi qu’il arrive,
souvenez-vous que j’ai agi envers vous en véritable ami. »
Altieri garda le silence, mais se leva aussi pour accompagner
Gennaro jusqu’à la porte de son cabinet. Au moment où ce dernier
allait la franchir :
« Vous dites, demanda Altieri d’une voix basse, vous dites
que Roland Candiano sera dans sa maison, ce soir ?…
seul ?…
– Oui, seul… avec son vieux père. »
Gennaro s’éloigna sur ces mots, et rentra rapidement chez
lui.
Il se regarda dans un miroir et s’écria :
« Ô grand homme ! Comme tous ces gens pèsent peu dans
ta main ! Doges, capitaines, conspirateurs, chefs de parti et
chefs de bande, saluez votre maître, et honorez en moi la plus
redoutable et la plus magnifique institution du monde
civilisé : la police !… »
Ayant dit, Gennaro éclata de rire, se frotta les mains, et
appela. Ce valet qui s’était déjà présenté entra.
« Tu connais l’île d’Olivolo ? » demanda le chef
de police.
Le valet sourit.
« Tu sais qui y demeure en ce moment ?
– L’homme qui a rendu visite à Votre Excellence après le
rapport.
– Ah ! ah ! Tu l’as donc
reconnu ? »
Nouveau sourire du valet.
« Eh bien, tu vas, ce soir, t’installer dans le jardin. Tu
y passeras la nuit. Quoi qu’il arrive dans la maison ou le jardin,
tu ne t’en mêleras pas. Seulement, tu verras tout, et demain matin,
tu me rendras compte. Dix écus si tu réussis. Dix coups de bâton si
on aperçoit seulement le bout de ton oreille. »
Le valet s’inclina profondément et disparut.
Chapitre 22 LA RENCONTRE (suite)
Altieri, demeuré seul, était resté debout dans son cabinet,
comme si une dernière hésitation eût balancé en lui la résolution
violente.
Enfin, il se décida, et appelant un domestique :
« Envoyez-moi Castruccio », dit-il d’un ton bref.
Quelques minutes plus tard, un homme d’une
Weitere Kostenlose Bücher