Les Amants De Venise
yeux de fauves en
chasse.
Peut-être la démarche assurée et l’air tranquille d’Altieri le
sauvèrent-ils ; peut-être aussi fut-il reconnu et inspira-t-il
une terreur salutaire aux êtres qui grouillaient des deux côtés de
la ruelle et à travers lesquels il passa paisible, hautain.
Il s’arrêta enfin devant une maison basse, derrière laquelle
clapotait l’eau d’un canal. La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée
surmonté d’un toit que perçait une lucarne. Et cette lucarne
entrouverte avait l’air d’un œil de borgne qui guette.
En bas, il y avait une porte et une fenêtre.
La fenêtre était éclairée. Altieri chercha à jeter un coup d’œil
à l’intérieur, à travers les vitraux ; mais non seulement ces
vitraux, enchâssés dans les mailles de plomb, étaient fort épais,
mais ils étaient couverts d’une couche de poussière qui formait un
rideau hideux mais excellent contre les indiscrets.
Résolument, Altieri frappa à la porte. Une femme vieille,
sordide, édentée, le chef branlant, les yeux clignotants, apparut
bientôt, levant au-dessus de sa tête, pour reconnaître l’inconnu,
une de ces petites lampes à huile qui s’accrochaient à un clou.
La vieille jeta un coup d’œil sur le visiteur, parut satisfaite
de l’examen et attendit silencieusement, comme une sibylle.
« C’est ici que demeure Spartivento ? demanda
Altieri.
– Ici, seigneur, tout à votre service », dit la
vieille en reculant, avec un sourire qui avait la prétention d’être
engageant et qui, sur cette bouche aux lèvres entrouvertes sur des
gencives sans dents, n’était qu’un affreux paradoxe.
La porte libre, Altieri entra. La vieille femme referma
soigneusement, et désigna à son serviteur un escabeau de bois.
Il refusa d’un signe de tête.
Cet intérieur situé en contrebas de la route, et où l’on
arrivait par trois ou quatre marches branlantes, était un rêve de
fantaisie, le modèle achevé du capharnaüm. On y voyait des animaux
empaillés suspendus au plafond, une nichée de chats noirs qui se
promenaient à pas furtifs, le dos en rond et la queue hérissée, des
pièces d’étoffes précieuses, des bocaux renfermant des poudres
bizarres, des épées, des dagues, des bijoux de prix et des
verroteries, des images de madones et des sachets de parfumeries
érotiques, des alambics, des ustensiles de cuisine posés sur des
fauteuils de valeur, le tout enseveli sous d’épaisses couches de
poussière.
Au fond, il y avait une porte et une fenêtre ; la porte
s’ouvrait sur un escalier par lequel on montait au grenier. La
fenêtre vermoulue s’ouvrait sur le canal dont l’eau noire clapotait
doucement, avec des glissements soyeux et sinistres.
Un homme moins brave qu’Altieri eût frémi.
Il jeta sur toutes ces choses un regard circulaire plein
d’indifférence et de mépris, puis ramena ce regard sur la vieille
qui continuait à sourire. Elle se mit à parler avec volubilité, à
voix basse :
« Est-ce pour mon fils que vous venez, seigneur, ou pour ma
fille, ou pour moi ? C’est que ce n’est pas la même chose,
voyez-vous !… Voulez-vous savoir la bonne aventure, connaître
le passé, le présent, l’avenir, savoir si vous serez aimé, et
comment vous devez vous y prendre pour l’être ? Alors, c’est
moi qui vais vous répondre. Voulez-vous des poudres de jeunesse,
des eaux de vie, des secrets d’enchantement et de charme,
voulez-vous glisser dans les veines de la femme indifférente et
froide comme un marbre tous les feux de la passion dévorante ?
C’est encore moi qui vais vous répondre… Voulez-vous quelque poison
subtil ne laissant aucune trace, endormant tout à la douce le rival
détesté qui vient jouer de la guitare sous les fenêtres de votre
belle ? C’est encore moi, seigneur, qui aurai l’honneur de
vous servir… Voulez-vous au contraire pour cette nuit une belle
compagne, robuste, bien faite, ardente et savante à tous les jeux
de l’amour ? C’est ma fille qui va vous l’amener dans un
instant. Vous n’avez qu’à dire comment vous la voulez : brune
comme la nuit, blonde comme Vénus, Allemande, Française, Espagnole,
Nubienne ?… Parlez, seigneur !… Voulez-vous enfin vous
défaire de quelque mari jaloux ou de quelque amant brutal,
voulez-vous que d’un bon coup de dague celui dont vous devez
hériter s’en aille chez ses aïeux, c’est mon fils que j’appellerai…
Choisissez, seigneur : la mère, le fils
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