Les Amants De Venise
rêver. Tout à coup, il parut avoir pris
une résolution, car il frappa sur la table avec un petit
marteau.
Un de ses valets apparut à l’instant. Gennaro le regarda
fixement, comme s’il eût pesé à ce moment ce que valait cet homme
en qui pourtant il avait une grande confiance.
« Tu vas aller… » commença-t-il.
Puis il s’arrêta. Le valet attendait.
« Non, reprit soudain Gennaro, c’est inutile… tu peux te
retirer. »
L’homme obéit.
Gennaro, alors, commença une de ces longues et minutieuses
toilettes qui le transformaient complètement.
« Moi seul puis faire une expédition pareille ! »
murmura-t-il.
Lorsque Guido Gennaro se trouva prêt, la nouvelle combinaison
qui venait de s’échafauder dans sa tête se trouvait prête aussi –
du moins à son sens. Voici ce que pensait le chef de
police :
S’il laissait marcher les choses, Roland Candiano serait
vainqueur. Il n’y avait pas de doute dans son esprit sur ce point.
Or, Candiano venait de lui annoncer sa formelle intention de
supprimer la charge de grand inquisiteur.
Et Gennaro voulait être grand inquisiteur. Il avait si longtemps
convoité ce poste qui équivalait à celui de nos gardes des sceaux,
avec quelque chose de plus formidable, de plus absolu – il avait si
longtemps fixé les yeux sur ce rêve de sa vie que son désir
tournait à la monomanie. Peut-être le chef de police placé entre le
titre de grand inquisiteur et celui de doge eût-il hésité ! En
effet, ce n’est pas seulement la puissance honorifique et quasi
royale qu’il souhaitait si ardemment, c’était le pouvoir effectif,
mystérieux, la jouissance de faire trembler Venise du fond de son
cabinet, de tout savoir, de surprendre tous les secrets, et
d’arranger tout à sa guise.
Guido Gennaro n’était pas méchant. Il n’était pas ambitieux.
Guido Gennaro était le type parfait du policier, et il rêvait
d’être le policier définitif…
La suppression de la charge de grand inquisiteur l’eût laissé
morfondu, même si on lui eut offert une situation plus brillante en
apparence. Plus de grand inquisiteur ! Qu’eût-il fait dans la
vie, lui ! À quoi se fût-il raccroché !…
Pour éviter cette véritable catastrophe, il n’y avait qu’un
moyen :
Supprimer Roland Candiano lui-même !
Oui !… Mais là, le raisonnement de Gennaro se bifurquait
sur deux routes.
D’abord, s’il se décidait à frapper Roland, il fallait le
frapper à coup sûr. Avec un adversaire de cette envergure, il ne
fallait pas s’y prendre à deux fois. S’il manquait Roland, Roland
ne le manquerait pas, lui ! Et sa vengeance serait
terrible.
Ce fut alors que Gennaro eut l’idée subite qui illumine un
cerveau : il ne frapperait pas Roland Candiano. Mais il le
ferait frapper !
Guido Gennaro, songeant à celui qu’il avait choisi,
murmura :
« S’il réussit… s’il tue Candiano, tout va bien. C’est moi
qui l’aurai prévenu, c’est moi qui lui aurai indiqué la chose donc
je suis en droit de compter sur sa reconnaissance… S’il ne réussit
pas, Candiano ne saura jamais la vérité. »
Or, celui que choisissait Gennaro pour frapper Candiano, c’était
le capitaine général Altieri !
On voit toutes les ressources que cet esprit inventif dont nous
avons peine à suivre les tortueux méandres pouvait tirer d’une
pareille idée.
Le second point du raisonnement de Gennaro portait sur la
conspiration elle-même. Si Altieri triomphait, Gennaro lui prouvait
qu’il connaissait depuis longtemps la conspiration, et qu’il
l’avait servi secrètement. Sans compter qu’il l’aurait mis à même
de se débarrasser de Candiano.
Si Foscari, au contraire, rentrait vainqueur au palais ducal,
Gennaro triomphait en même temps que lui. Et n’avait-il pas la
promesse du doge !…
Ayant achevé ce plan que nous avons exposé pour donner une idée
de cette époque de mines et contremines, Gennaro se rendit tout
droit au palais Altieri. Il ne manqua pas d’ailleurs l’occasion de
séjourner longuement dans les antichambres où personne, grâce à la
perfection de ses déguisements, ne le reconnut.
Gennaro ouvrit toutes grandes ses oreilles à tous les mots, et
ses yeux à tous les gestes. Pas un murmure, pas un sourire ne lui
échappa.
Les nombreux officiers qui attendaient là causaient de la
cérémonie du 1 er février. Et Gennaro, au courant de tout
ce qui se tramait, comprenait à merveille les sous-entendus qui, à
chaque
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