Les Amants De Venise
instant, amenaient des éclats de rire. Ces gens faisaient
cliqueter leurs épées avec cette insolence particulière aux
militaires lorsqu’ils se croient certains d’un prochain
triomphe.
Altieri, c’était l’armée…
Dans tout cela, le peuple ne comptait pas plus qu’il ne compte
aujourd’hui. Le peuple ne compte que lorsqu’il se met à rugir et à
montrer les dents. Mais ces occasions sont rares : l’histoire
les enregistre avec étonnement… et passe outre.
Un valet aperçut enfin Guido Gennaro qui se faisait tout mince
dans un coin et lui demanda non sans brutalité ce qu’il faisait
là.
« Je viens faire une commission à Son Excellence le
capitaine général, dit Gennaro.
– De quelle part ?
– De mon maître, le chef de police Guido Gennaro.
– C’est bon. Attendez là. »
Une heure plus tard, Gennaro était introduit dans le cabinet du
capitaine général.
« Vous venez de la part de Gennaro ? demanda Altieri
non sans une sourde inquiétude.
– Je ne veux pas vous intriguer, dit le chef de police…
c’est moi qui suis Gennaro.
– Je vous reconnais maintenant… mais pourquoi…
– Ce déguisement ? Vieille habitude… Et puis, je ne
voulais pas qu’on me vît entrer ici. J’ai quelque chose de secret à
vous confier.
– Voyons ! » dit Altieri en désignant un siège à
Gennaro.
En même temps, il tira son poignard et se mit à jouer
machinalement avec la lame acérée. Gennaro sourit.
Altieri attendait avec une inquiétude grandissante, décidé à
poignarder le chef de police au premier soupçon.
« Que diriez-vous, fit brusquement Gennaro, si j’arrêtais
cette nuit Roland Candiano ? »
Altieri frissonna. Un flux de sang monta à sa tête. Ses yeux
flamboyèrent. Gennaro eut un nouveau sourire et continua :
« Je n’ai pas voulu accomplir un acte aussi grave, d’où
dépendent tant d’intérêts divers, sans vous en parler.
– En avez-vous parlé au doge ? interrogea vivement
Altieri.
– Pas encore. J’ai pensé que vous, le premier, deviez être
mis au courant. »
Altieri jeta un sombre regard sur le chef de police.
Il savait que Gennaro était dévoué au doge, ou du moins il le
supposait. Sa grande préoccupation depuis longtemps était
d’échapper aux investigations de cet homme… Que lui voulait-il
maintenant ?… Venait-il l’espionner ?… Pourquoi ce nom de
Candiano lui était-il jeté tout à coup comme une amorce ?
« Pourquoi, demanda-t-il avec une sorte de froide violence,
venez-vous me parler de cela à moi plutôt qu’à un autre ?
Suis-je donc chargé de la police de la république ?… Ah !
monsieur, laissez-moi vous le dire : si j’en étais chargé
effectivement, il y a longtemps que Roland Candiano serait exécuté.
Traître, rebelle, chef de rebelles, il a osé venir à
Venise !…
– Et il ose y revenir, dit tranquillement Gennaro.
– Que veut-il ? Que vient-il faire ? gronda
Altieri en tourmentant sa dague.
– Vous voyez bien que vous avez un intérêt à connaître le
sort de Roland Candiano… Vous venez de me parler d’une façon telle
que je devrais me lever et me retirer… mais je suis trop votre
ami.
– Vous ! mon ami ?…
– Oui. Cela vous étonne ?… Cela est pourtant…
Croyez-moi, je sais bien des choses…
– De quelle nature ? s’écria Altieri en pâlissant.
– Mais… en ce qui concerne Roland Candiano… Je sais
notamment qu’une haine personnelle et justifiée vous anime contre
lui. Soyons francs. La preuve de ma franchise, à moi, c’est que
j’ai besoin de vous… Je vous dirai plus tard pourquoi…
– Quand ? haleta le capitaine général.
– Dans un mois… dans quinze jours… D’ici là, je vais être
obligé de m’absenter de Venise… Ce qui s’y passera pendant ce temps
je veux l’ignorer… qu’on arrête Candiano… qu’on le laisse libre,
qu’on fasse… autre chose… je ne le saurai pas !
– Vous partez de Venise ?… Peut-on savoir
pourquoi ?
– Uniquement pour ceci : que je ne veux me mêler de
rien de ce qui va se passer, que je veux tout ignorer… »
Altieri se leva brusquement. Il était convaincu maintenant que
le chef de police connaissait la conspiration.
Il s’approcha de lui.
« Si je dis un mot de trop, pensa Gennaro, je suis un homme
mort. »
« Que pensez-vous donc qu’il va se passer ? gronda
Altieri.
– Je vous le dis depuis dix minutes : l’arrestation
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