Les Amants De Venise
barcarols,
d’ouvriers qui vont et viennent, de marins, ce sont des hommes à
moi ; il y en a trois cents sur le quai ; il y en a
autant dans les rues avoisinantes. Si vous voulez livrer bataille,
maître Gennaro, je suis votre homme.
– Monseigneur, je vous ai dit que je me rendais.
– C’est bien, veuillez vous asseoir : nous avons à
causer assez longuement. J’ai quelques questions à vous poser au
sujet de la grande fête du 1 er février… À quelle heure
le doge sortira-t-il du palais ducal ?
– À neuf heures du matin très précises.
– Vous me remettrez l’itinéraire exact que doit suivre le
cortège pour se rendre au Lido. Qui formera la garde ?
– Les hallebardiers du palais. La compagnie des archers et
celle des arquebusiers seront embarquées de bonne heure sur le
vaisseau amiral sous le prétexte de protéger et d’honorer le
doge.
– Quelle sera la place du capitaine général ?
– Près du doge dès le départ du palais.
– Honneur dû à un ami si fidèle. Je reconnais votre main
dans ces arrangements, maître Gennaro, et vous en félicite.
Maintenant, que savez-vous de neuf en ce qui concerne les
conjurés ?
– Rien que vous ne sachiez, monseigneur. Vous connaissez
mieux que moi le plan de la conspiration. Ce que je puis ajouter,
c’est que le capitaine général a accepté avec enthousiasme l’idée
d’embarquer ses archers et ses arquebusiers sur le vaisseau amiral.
En effet, d’après le plan, c’est sur ce vaisseau, au moment même de
la cérémonie, qu’Altieri doit arrêter le doge. Pendant ce temps, à
terre, un fort parti marche sur le palais à peu près vide de ses
hallebardiers. Le sonneur de Saint-Marc a l’ordre de sonner le
tocsin, les autres églises lui répondront. Alors les archers et les
arquebusiers débarqueront pour occuper différents points de la
ville.
– Voyons maintenant la contre-mine de Foscari.
– Elle est très simple : le cortège arrive sur le quai
du Lido. Alors le doge, au lieu d’embarquer sur la gondole qui doit
le conduire au vaisseau amiral, frappe Altieri qui se trouve près
de lui. En même temps les principaux chefs de la conjuration sont
frappés chacun par un officier du palais à qui il sera désigné le
1 er février au matin. Quant au vaisseau amiral, à ce
même moment, il est pris entre deux vaisseaux qui l’accostent et
menacent de le couler.
– Simple comme toutes les bonnes idées. Mais vous ne me
parlez pas des sbires…
– Mes hommes seront un peu partout dans Venise. Ils doivent
crier : vive Foscari ! et entraîner le peuple… mais on
peut tout aussi bien leur faire pousser un autre cri.
– C’est inutile, dit froidement Candiano, laissez-les
crier : vive Foscari ! tant qu’ils voudront. J’aime mieux
cela… Eh bien, mais il ne faut rien changer à votre plan, maître
Gennaro ; quant à celui des conjurés, il ne sera pas modifié
non plus.
– Il ne me reste donc plus qu’à attendre le 1 er février ?
– Aussi paisiblement que j’attendrai moi-même, dit Roland
qui se leva. Du moins, je vous le souhaite. »
Roland se dirigea vers la porte.
« Un dernier mot, monseigneur, dit Gennaro. S’il survient
un incident imprévu et remarquable, où dois-je vous faire
prévenir ?
– Mais à la maison de l’île d’Olivolo, répondit Roland sans
l’ombre d’une hésitation, mais en fixant sur le chef de police un
regard qui le fit pâlir… J’y suis seul toutes les nuits.
– Seul, monseigneur ! C’est de l’imprudence…
– Seul avec mon vieux père aveugle et fou », insista
Roland dont la voix devint rauque et dure, tandis qu’une flamme
sombre jaillissait de ses yeux.
Le chef de police s’était incliné plus profondément.
Lorsqu’il se releva, il vit Roland qui traversait son
antichambre et s’en allait paisiblement. Il murmura,
rêveur :
« Seul !… avec son vieux père aveugle et
fou… »
Roland avait disparu depuis longtemps que Guido Gennaro était à
la même place, réfléchissant, les sourcils froncés sous l’effort de
sa méditation. Il finit par se jeter dans son fauteuil.
Et qui se fût trouvé près de lui à ce moment l’eût entendu dire
presque à haute voix :
« Pourquoi supprime-t-il la place de grand
inquisiteur ? Tant pis pour lui !… Oui… mais est-il vrai
qu’il soit seul la nuit dans cette maison ?… Attention,
Gennaro, la décision que tu vas prendre est grave… »
Longtemps, Gennaro parut
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