Les Amants De Venise
quatre hommes. Je serai l’un des
quatre. Et j’aurai sur moi autant d’or que je viens de t’en
donner.
– Bon ! à dix heures donc ! »
Spartivento raccrocha sa rapière à un clou et se débarrassa de
son manteau.
« L’endroit exact ? demanda-t-il.
– La vieille maison Dandolo. Tu connais ?
– Je connais.
– L’homme sera à l’intérieur avec un vieux. C’est le jeune
qu’il faut frapper, tu entends ?
– J’entends bien.
– Je puis donc m’en aller tranquille ?
– Allez en paix. À dix heures et demie, l’homme aura reçu
son coup, et moi je serai sous le portail de
Sainte-Marie-Formose.
– J’ai ta parole », dit Altieri qui alors s’enveloppa
de son manteau et se dirigea vers l’escalier.
Spartivento l’arrêta d’un geste et dit :
« Vous avez oublié une chose.
– Quoi donc ?
– Le nom de l’homme.
– Que t’importe ? dit Altieri en tressaillant.
– Je sais toujours qui je frappe.
– Tu veux savoir ? reprit Altieri d’une voix
sombre.
– C’est indispensable… Sinon je ne frappe pas. »
Altieri demeura rêveur une minute, puis il dit :
« C’est un homme très redoutable, qui a accompli de grandes
choses, qui est sorti de la tombe où on l’avait muré, qui a frappé
déjà plusieurs de ses ennemis, qui commande aux bandes qui tiennent
la montagne et la plaine.
– Son nom ?
– Roland Candiano, dit brusquement Altieri.
– Comment avez-vous dit ?
– J’ai dit : Roland Candiano.
– C’est Roland Candiano que je dois frapper ce soir en
l’île d’Olivolo ?… C’est bien cela que vous dites ?
– C’est bien cela : Roland Candiano. »
Le bravo alla à la table où il avait laissé la poignée d’or qu’y
avait jetée Altieri. Et il dit :
« Reprenez votre argent.
– Hein ? Quoi ? gronda le capitaine général.
– Je dis : reprenez votre argent.
– Pourquoi ? pourquoi ? grinça Altieri.
– Parce que je ne frapperai pas Roland Candiano. »
Altieri saisit violemment le bras de Spartivento et
gronda :
« Misérable, tu veux donc que je te fasse saisir demain et
jeter sous les plombs ? Ta hideuse industrie n’est tolérée
qu’à condition que tu puisses rendre quelque service à l’État…
– Et moi, je ne reconnais pas l’État, pas de maître. Ne
menacez pas, seigneur, croyez-moi. Écoutez… !
qu’entendez-vous ? Les eaux du canal qui gémissent parmi les
pilotis de cette maison ?… Ce sont peut-être les gémissements
de ceux qui, comme vous, m’ont menacé. »
Le bravo se redressa, sa taille mince parut s’allonger, et il
dit :
« On ne me menace pas, moi ! »
Altieri regarda autour de lui avec un commencement de
terreur.
Spartivento reprit :
« Que pouvez-vous me reprocher ? Je vous dis de
reprendre votre argent ; le marché ne me plaît pas ; mais
je ne vous vole pas. Qu’avez-vous à dire ?
– Cet or… je te le laisse. Mais voyons, je ne menace plus.
Tu es un brave. Dis-moi au moins pourquoi tu ne veux pas frapper
Roland Candiano ? »
Et espérant exaspérer l’amour-propre du bravo, il
ricana :
« Mais qu’ai-je besoin de te le demander ! Tu as peur,
voilà tout ! Je dirai partout demain que Spartivento a eu
peur.
– Nul ne vous croira ; et puis, peu importe, fit
gravement le bravo, je vous ai dit que j’ignore la peur.
– Allons donc, poltron ! Tu trembles au seul nom de
Candiano !
– Quand cela serait, ce serait permis. Nul n’a jamais
touché à Roland le Fort sans s’en repentir amèrement. Mais moi, je
ne crains pas la mort.
– Pourquoi, alors ! pourquoi ! parle donc !…
Ah ! tu parleras, par tous les diables, tu ne sais pas à qui
tu as affaire !
– Pardon, seigneur capitaine général, je le sais, dit
tranquillement Spartivento.
– Et sachant qui je suis, tu oses me tenir tête ?
– Pourquoi pas ?… Je vous redoute si peu que je ne
prendrai même pas la précaution de vous jeter aux
poissons. »
Altieri pâlissait et rougissait coup sur coup ; il grinçait
des dents ; mais il est sûr que la contenance du bravo, son
attitude paisible et grave lui inspiraient tout au moins de la
prudence.
« Quant à vous dire pourquoi je ne veux point frapper
Roland Candiano, reprit Spartivento, c’est facile. Voyez-vous,
seigneur Altieri, je suis un bravo, mais je ne suis pas un
sbire ; chacun son métier, que diable ! Mon métier, moi,
c’est de rendre service aux bons bourgeois
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