Les Amants De Venise
compagnon :
« Laisse-nous. Et quoi que tu entendes, n’entre que lorsque
je t’appellerai. »
Scalabrino sortit.
Altieri s’était assis dans un fauteuil, les bras croisés.
Roland se tourna vers Altieri.
Son visage, convulsé l’instant d’avant, avait repris une sorte
de calme farouche. Il demanda :
« Vous veniez pour me tuer ?
– Oui », dit nettement Altieri.
Le capitaine général était doué de cette bravoure physique qui
vient de la longue habitude des armes et des combats.
Il avait eu peur un instant.
Maintenant, sûr de ne pas être surpris, sûr qu’il n’aurait
affaire qu’à deux adversaires, tout l’effort de son esprit tendait
à combiner sa défense et à disposer le combat qu’il prévoyait.
« Voilà assez longtemps que nous nous cherchons, dit-il
avec un rictus de haine et de défi.
– Je ne vous ai pas cherché, Altieri, dit Roland. Si je
vous avais cherché, je vous eusse trouvé depuis longtemps, comme
j’ai trouvé Bembo, votre ami, et Imperia, votre instrument de
crime. »
Altieri tressaillit.
« Mais puisque vous voilà, continua Roland, il ne me paraît
pas inutile de vous dire certaines de mes pensées…
– C’est cela ! Expliquons-nous donc, avant de nous
entr’égorger. Car vous mourez d’envie de m’assassiner, et moi je
vous avoue que, sans grande émotion, je vous ouvrirais le ventre à
coups de dague.
– Il n’y a pas d’explication entre nous, Altieri. Vous êtes
dans l’erreur. Je veux simplement vous dire ce que je pense. Vous
souvenez-vous du soir de mes fiançailles ? »
Altieri secoua violemment la tête, et dit :
« Non, je ne me souviens pas.
– Je me souviens, moi. Vous vous êtes approché de moi. Vous
m’avez tendu votre main loyale, et vous m’avez dit :
« Soyez heureux, Roland Candiano… » Vous avez fait cela,
vous avez dit cela. Une demi-heure plus tard, vous me faisiez
arrêter. »
Roland se tut un instant.
Une rougeur envahissait son front dont les veines se
gonflaient.
« Voilà, continua-t-il, comment vous vous êtes défait de
l’homme que vous haïssiez. Eh bien, Altieri, cette parole que vous
m’avez dite en me tendant la main, je l’ai eue dans l’esprit
pendant des années. Et j’ai cherché longtemps à quelle race vous
apparteniez… Je ne pouvais pas vous considérer comme un homme
d’épée ; en effet, ayant à vous défaire d’un rival, nous
n’aviez pas osé employer le fer. »
Altieri fit un mouvement de rage.
« Écoutez-moi froidement, puisque je vous parle froidement…
Donc, vous n’étiez pas un soldat, malgré votre costume. J’ai pensé
un instant que vous aviez peut-être l’âme d’un bravo ; mais ce
ne pouvait être cela, puisqu’un bravo m’eût poignardé, et vous,
vous n’avez pas osé… Alors, je me suis demandé si vous n’étiez pas
simplement un sbire… Mais j’ai vu que vous étiez plus bas qu’un
sbire, car un sbire m’eût arrêté, ou eût essayé de m’arrêter, mais
ne m’eût pas tendu la main.
– Misérable ! rugit Altieri, ce sera là ta dernière
insulte ! »
En même temps, il voulut se lever pour se ruer sur
Candiano ; mais il ne put faire ni un mouvement ni un
geste ; Roland, d’un geste plus prompt que la pensée, avait
saisi les deux bras d’Altieri et il le maintenait cloué sur son
fauteuil, écumant et livide.
Progressivement, il le lâcha.
« Je vous ai dit de m’écouter froidement, reprit-il.
D’ailleurs, j’aurai vite fini… Donc, vous n’étiez ni un homme
d’épée, ni un bravo, ni un sbire. Et ce que vous venez de faire,
cette attaque à quatre, me prouve encore que je ne m’étais pas
trompé en vous plaçant enfin dans la catégorie des
lâches. »
Altieri, dompté une première fois, bondit sous
l’outrage :
« C’est vous qui êtes le lâche, puisqu’ici vous êtes le
plus fort ! »
Roland haussa les épaules.
« Nous sommes seuls dans cette salle ; vous avez un
poignard à la main, et moi je n’en ai pas, le mien est resté planté
au cœur de votre ami Castruccio. »
En parlant ainsi, Roland se croisa les bras.
Altieri, debout, frémissant, livide, leva la main. Une seconde,
la vie de Roland ne fut plus qu’une affaire de hasard.
Il ne broncha pas, maintint sur Altieri un regard de mépris.
Altieri, tout à coup, jeta violemment son poignard.
« Je savais bien que vous n’oseriez pas, dit Roland. Vous
avez peur.
– Tu mens ! grogna le capitaine
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