Les Amants De Venise
il entra chez Léonore, décidé à faire une dernière
tentative pour l’emmener avec lui. Et puis peut-être avait-il
encore autre chose à dire à sa fille, car, en entrant chez elle, il
murmura :
« Il faut qu’elle sache ce détail… qui sait si cela ne la
ramènera pas à moi ! »
Léonore s’occupait à filer au rouet. C’était alors le travail
des femmes du peuple et des paysannes. Les patriciennes occupaient
leurs doigts à des besognes plus relevées, comme de faire des
pièces de dentelle pour orner leurs voiles ou leurs écharpes.
Mais Léonore aimait ce travail. Le bruit doux et monotone du
rouet la calmait, tandis que sa pensée pouvait suivre ses rêves qui
se formaient lentement pour se dissiper tout à coup, pareils à ces
paysages aériens que forment les nuages.
Léonore salua son père d’un signe de tête, et ses doigts agiles
continuèrent à faire tourner le fuseau.
« Mon enfant, commença Dandolo, as-tu réfléchi à cette
proposition que je te fis il y a quelques jours ?…
– Laquelle, mon père ?
– De quitter ensemble Venise et de nous retirer dans telle
ville ou village qui te conviendrait…
– Je vous ai répondu, mon père.
– Oui, c’est vrai ; tu m’as dit ta volonté
impitoyable…
– Pourquoi impitoyable, mon père ?
– Parce que cette volonté de demeurer ici, même si je m’en
allais, moi, m’indique clairement que je n’ai plus de
fille… »
Léonore garda le silence.
Dandolo reprit avec une émotion qu’il chercha vainement à
dissimuler :
« Pourtant, ma fille, je fus peut-être moins coupable que
je ne parais… Ma faute… Ah ! laisse-moi parler, Léonore, je
crois vraiment que c’est nécessaire… ma faute me fut inspirée par
mon amour pour toi.
– Je le sais, mon père, dit Léonore généreusement, je le
sais : votre faute fut une erreur de votre amour
paternel ; je le sais, sans quoi, je ne serais pas ici près de
vous…
– Ce n’est pas seulement cela que je veux dire,
Léonore. »
Elle leva sur son père un profond regard que Dandolo ne put
supporter, car il détourna les yeux.
« Écoute, reprit-il, je veux que tu connaisses cet
incident, il le faut ; il te prouvera au moins que si… Roland
Candiano avait pu être sauvé, il l’eût été par moi… Il faut donc,
mon enfant, que tu te reportes à cette nuit effroyable…
– Mon père, dit Léonore en se levant, tandis qu’une pâleur
soudaine envahissait son visage, quel nom prononcez-vous !
Quels souvenirs osez-vous éveiller en moi !
– Un nom que ton cœur prononce encore à chaque instant de
ta vie ! s’écria Dandolo ; des souvenirs qui m’accablent
encore plus qu’ils ne te désespèrent… Et pourtant, il faut que tu
m’écoutes… car je ne veux pas, si je meurs, si je disparais,
emporter l’affreuse certitude que ma fille me maudit…
– Je ne vous maudis pas, mon père, fit doucement Léonore en
détournant la tête.
– Soit. Tu me pardonnes. Mais tu gardes la conviction, que
dans cette tragédie, j’ai été du commencement à la fin traître à
mes devoirs. En cela tu te trompes, et, quelque peine que cela te
cause, il faut que je rétablisse l’exacte vérité. Cela est
nécessaire à mon repos… aujourd’hui plus que jamais. »
Léonore reprit sa place à son rouet que, machinalement, elle mit
en mouvement, et, baissant la tête :
« Si cela est nécessaire à votre repos, parlez, mon
père…
– Sache d’abord, avant que je n’aborde le fait essentiel,
sache que si Roland Candiano n’a pas été arrêté dix fois depuis son
évasion, c’est que le grand inquisiteur de Venise n’a pas voulu
qu’il le fût… Savais-tu cela ?
– Non, mon père, dit Léonore d’une voix étouffée.
– Sache encore ceci… Quelques jours après l’évasion, un
sbire vint me dire qu’il connaissait la retraite de Candiano. Cet
homme disait vrai… Alors, je le conduisis au milieu du Lido, et
lorsque nous fûmes seuls, loin de tout témoin, seuls dans notre
gondole, je lui demandai de ne pas dénoncer le fugitif… Le sbire
refusa… Sais-tu ce que je fis ?… Je poignardai l’homme et je
jetai son cadavre à la mer : ainsi Roland Candiano fut
sauvé. »
Léonore frissonna. Mais elle demeura penchée sur son rouet.
« Je comprends, fit amèrement Dandolo. Tout cela n’était
qu’une tardive réparation… Mais écoute encore… ce que j’ai à te
dire maintenant remonte plus haut… à la
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