Les Amants De Venise
général.
– Vous avez peur. Vous vous dites que si vous me frappez,
mon compagnon ne vous épargnera pas.
– Démon ! rugit Altieri.
– C’est tout ce que je voulais vous dire, Altieri :
que vous êtes non pas un lâche, mais la lâcheté même. Je vais donc
vous traiter comme les lâches qu’il est impossible de toucher. Je
vous tiens en mon pouvoir : allez, Altieri, je vous fais grâce
de la vie.
– Cela vous coûtera cher, bégaya Altieri.
– Non, puisque vous êtes lâche ; vous ne pouvez rien
contre moi ; libre, demain, dans un mois, dans un an, jamais
vous n’oserez vous mesurer à moi, puisque vous êtes lâche ;
allez, Altieri, je ne m’inquiéterai pas plus de vous dans l’avenir
que je ne m’en suis inquiété dans le passé ; vous n’existez
pas, puisque vous êtes lâche… »
Roland avait ouvert la porte.
Il vit Scalabrino qui attendait, et il dit :
« Laisse passer cette guenille humaine ; rien,
Scalabrino… pas même un soufflet… Laisse passer ce lâche… Je le
gracie… »
Altieri haletait. Une abondante sueur ruisselait sur son front.
Il connaissait la honte absolue.
Il s’avança vers la porte, titubant, et tourna autour des
cadavres de Castruccio et de Ghiberto, puis recula épouvanté.
« Tu vois, Scalabrino, dit Roland, il n’ose pas enjamber
les corps de ces deux hommes qui étaient des bêtes féroces, mais
non des lâches. Tu vois, il est si lâche qu’il ne peut supporter la
vue de la mort… Mais qu’attend-il pour s’en aller, puisque je le
gracie… »
Altieri jeta une sorte de rugissement rauque.
D’un bond insensé, il franchit les deux corps.
L’instant d’après, il était dans le jardin.
Roland l’avait suivi. Il l’accompagna jusqu’à la porte.
Et comme le capitaine général la franchissait…
« Ne ferme pas, dit Roland ; ne ferme pas,
Scalabrino ; laisse toutes les portes ouvertes. Toute
précaution contre le lâche serait infamante… Laisse-le… il est
gracié… »
Altieri s’enfuit, ivre de honte, hébété de rage, et si abattu,
si tremblant qu’avec un cri de terreur il se demanda :
« Oh ! vraiment, est-ce que je suis devenu
lâche !… »
Chapitre 23 ÉVASION DE DANDOLO
Depuis le jour où Pierre Arétin avait apporté au palais Altieri
le portrait de Roland Candiano, le père de Léonore menait une vie
plus triste, plus agitée de terreur, plus retirée aussi. Il sentait
bien que tout lien était brisé entre sa fille et lui.
En lui-même, d’ailleurs, les ressorts vitaux, qui l’avaient
soutenu, qui l’avaient fait criminel, s’étaient détendus. Plus
d’ambition.
Venise lui faisait horreur. Il rêvait d’achever sa vie en
quelque coin ignoré, d’y oublier le passé, et jusqu’à sa fille, et
jusqu’à ce nom de Dandolo qui l’écrasait de son antique
grandeur.
L’approche des événements qu’il redoutait, la conspiration dont
il avait fait partie prête à éclater, Altieri sans doute bientôt
doge, sa fille installée au palais ducal, ces choses l’effrayaient.
Que deviendrait-il en tout cela, lui ! Le vide de sa vie lui
apparaissait comme un abîme que rien ne peut combler.
Parfois, il se disait que peut-être, à la longue, une
réconciliation se ferait entre sa fille et Altieri. Cette idée
qu’il avait suscitée lui-même, il la fortifiait peu à peu :
elle lui servait en effet d’excuse à sa fuite.
Dandolo avait résolu de quitter Venise pour ne plus jamais y
revenir. Il prépara tout en conséquence.
On a vu qu’il avait fait transporter une grosse somme en or à
Milan et qu’une gondole, montée par trois marins qui lui étaient
dévoués, attendait en permanence devant le palais Altieri.
Trois jours après la scène que nous avons racontée dans le
précédent chapitre, Dandolo entra chez sa fille.
Il ne la voyait plus que rarement.
Le prétexte de la défendre, de la protéger n’existait plus
guère, et toutes les fois qu’il l’invoquait, Léonore lui
répondait :
« Rassurez-vous, mon père, je ne suis plus malade, et je
vous jure que je me défendrais si le capitaine général avait
quelque mauvais dessein contre moi ; mais il n’en a aucun… il
ne peut plus me faire de mal. »
Cependant, lorsque Dandolo venait chez sa fille, elle
l’accueillait en s’efforçant de lui laisser croire qu’elle avait
oublié le passé. Mais sous ce masque, le père voyait clairement la
froideur et peut-être la répulsion de sa fille.
Ce jour-là,
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