Les Amants De Venise
veille même de la nuit
terrible… Écoute… »
Léonore, palpitante, le front penché, souffrait amèrement :
la lie affreuse de ces souvenirs ainsi remuée par son père lui
causait d’intolérables vertiges. Mais son père avait dit :
« Il est nécessaire à mon repos que je parle. »
Et l’enfant, généreuse jusqu’au bout, acceptait ce dernier
sacrifice.
Dandolo se recueillit. Il s’était mis à marcher à pas lents.
Soudain, comme il arrivait au fond de la chambre, ses yeux
tombèrent sur le portrait de Roland. Léonore l’avait fait placer
là.
D’ailleurs, elle le regardait rarement. Elle craignait plutôt de
le contempler ; mais il lui semblait que de l’avoir ainsi près
d’elle, c’était un peu de Roland qui veillait sur son âme
endolorie.
« Sais-tu, demanda Dandolo, en quel lieu ce portrait a été
acquis ?
– Oui, mon père, dit Léonore : au palais de la
courtisane Imperia.
– Et tu ne t’es pas demandé, reprit-il, comment et pourquoi
un portrait de lui se trouvait en un tel lieu ?
– À quoi bon ?…
– Je puis te renseigner sur ce point : cette femme a
fait exécuter cette peinture par Titien qui l’a faite de mémoire…
Ce portrait, Léonore, me ramène à ce que je voulais te dire… Je
l’ai vu une fois déjà, dans le palais Imperia…
– Vous, mon père !
– Souviens-toi, Léonore, la veille de tes fiançailles…
Roland vint, selon son habitude, en notre vieille maison de l’île
d’Olivolo. Vous étiez dans le jardin, tous deux…
– Mon père, dit Léonore d’une voix étouffée, par pitié,
épargnez-moi…
– Je ne te dirai que le strict nécessaire… Venise était en
fête. Et moi, écoutant les bruits lointains des vivats, songeant à
ton bonheur, mon enfant, j’étais heureux, oui, bien heureux. Mais
d’autres pensées de joie mauvaise se mêlaient à cette joie si pure…
et c’est là que fut mon crime… Je songeais que la décadence de la
maison Dandolo allait prendre fin… et je sentais de sourdes
ambitions monter à mon cerveau… J’étais dans la salle à manger dont
la fenêtre était ouverte, et j’allais, je venais, tantôt laissant
errer mon regard vers ce cèdre sous lequel vous aimiez à vous
réfugier, tantôt écoutant les bouffées d’harmonie qui montaient de
Venise… Ce fut la plus belle soirée de ma vie… le dernier beau
soir… »
Léonore avait cessé de filer sa laine.
Elle avait mis une main sur ses yeux, et des larmes brûlaient
ses paupières.
Le dernier beau soir ! Hélas ! pour elle
aussi !…
« Il pouvait être onze heures et demie, reprit Dandolo.
Tout à coup, j’entendis marcher dans le jardin. Je crus d’abord que
c’était toi… Je m’approchai de la fenêtre et je vis
Altieri. »
Un sourd gémissement échappa à Léonore.
« Oui, reprit Dandolo, c’était Altieri. Je n’aimais pas cet
homme. Et je savais qu’il ne m’aimait pas. Sa venue à pareille
heure me causa une impression de malaise… Pourtant, je lui
dis :
– « Soyez le bienvenu, Altieri. »
« Il entra, et alors seulement je remarquai que son visage
était bouleversé. Il était pâle et paraissait tremblant :
Il me dit :
– Dandolo, je suis venu vous parler d’une affaire
d’importance.
– Je vous écoute, lui répondis-je.
– Pas ici…
– Où donc ?
– Venez place Saint-Marc, au pied du lion.
– Quoi ! à pareille heure ?
– Oui, Dandolo. À une heure après minuit, je vous
attendrai, au pied du lion. J’ajoute que si vous ne venez pas, de
grands malheurs sont à craindre…
– Je viendrai », lui dis-je alors.
Il n’en entendit pas davantage, me salua d’un signe de tête et
sortit. Dans le jardin, il s’arrêta un instant, et je vis qu’il
tremblait convulsivement, comme si quelque accès de fureur l’eût
agité. Puis, il s’en alla en courant… »
À ce moment de son récit, Dandolo respira péniblement comme s’il
eût fait effort pour continuer.
« Cette étrange visite, reprit-il, ce rendez-vous plus
étrange encore m’avaient frappé de pressentiments sinistres. Aussi
lorsque tu rentras dans la maison, ayant accompagné ton fiancé
jusqu’au bout du jardin, tu me demandas pourquoi j’étais si
troublé…
– Je me souviens, mon père, dit Léonore en frissonnant. Je
me souviens de ces instants jusque dans le moindre détail.
– Je te répondis que la joie de ton proche bonheur me
causait une émotion presque
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