Les Amants De Venise
insupportable.
– Oui, mon père, et je vous dis que moi-même j’étais en
proie à un trouble pareil, et que je redoutais des catastrophes…
Hélas !…
– Je suis heureux, mon enfant, que tu aies gardé un
souvenir exact de cette minute. Car tu peux ainsi me suivre pas à
pas…
– Je vous suis, je vous suis, mon père ! dit Léonore
avec une émotion plus violente.
– Eh bien, tu te souviens que nous causâmes ensemble
jusqu’à minuit et demi, heure à laquelle tu te retiras dans ta
chambre de jeune fille… Alors, je songeai à tenir parole à Altieri.
Je sortis, et un peu après une heure du matin, j’arrivais sur la
place Saint-Marc… Altieri m’y attendait. Il m’aperçut le premier et
vint au-devant de moi. Je vais tâcher, Léonore, de te retracer
exactement l’entretien très court que nous eûmes. Altieri,
d’ailleurs, paraissait calmé. Il m’aborda en me prenant la main et
en me disant :
« – Merci d’être venu, Dandolo, c’est un bon signe.
– Mais pourquoi, dis-je à mon tour, pourquoi avez-vous
voulu me parler ici plutôt que chez moi ? »
Altieri devint très sombre et me dit :
« – Parce que chez vous, je me sentais comme fou ;
parce que ma présence… et celle… d’un autre dans votre maison
constituait une monstruosité…
– Je ne vous comprends pas, Altieri, m’écriai-je.
– Et puis, reprit-il, parce que j’ai par ici un rendez-vous
qui sera ou ne sera pas, selon ce que vous allez me dire.
– Parlez, en ce cas… »
Altieri hésita quelques secondes qui me parurent très
longues.
Et tout à coup, il me dit :
« – Le mariage de votre fille avec Roland Candiano est-il
tout à fait décidé ?…
– Vous le savez bien, Altieri !
– Rien ne peut le rompre ?
– Rien, Altieri ! Un Dandolo et un Candiano ne peuvent
forfaire la parole engagée.
– Et si je vous disais que ce mariage ne peut se
faire !
– Je crois que vous voulez m’insulter, Altieri.
– Non !… Je vous dis simplement : voulez-vous
user de votre autorité pour rompre ce mariage ?
– Pourquoi ? Donnez-moi des raisons…
– Peu importent les raisons… Répondez-moi,
Dandolo ?
– Eh bien, je vous réponds : non, Altieri.
– Ainsi, vous laisserez s’accomplir demain les
fiançailles ?
– Oui. Demain, Léonore Dandolo et Roland Candiano seront
fiancés devant le patriciat de Venise.
– Rien au monde ne saurait révoquer votre
résolution ?
– Rien au monde, Altieri… »
Il demeura comme frappé par la foudre. Et moi, insensé, je ne
vis pas clair dans l’âme de cet homme. Je ne compris pas qu’il
t’aimait… Je crus qu’il s’agissait de quelque négociation politique
et qu’on voulait marier le fils du doge à quelque jeune fille plus
riche !… Aussi, lorsque Altieri me demanda d’une voix
frémissante si c’était mon dernier mot, je répondis :
– Altieri, une parole de plus dans ce sens serait
considérée par moi comme une grave offense. »
« Alors il s’éloigna rapidement en laissant échapper une
sourde imprécation. Et moi, mû, poussé en avant par je ne sais quel
pressentiment, je me mis à le suivre… Je ne le perdis pas de vue…
Je le vis entrer… où ?… dans le palais de la courtisane
Imperia ! »
Léonore, maintenant suspendue aux lèvres du narrateur,
palpitante, comprenant qu’elle allait avoir la clef d’un horrible
mystère, attendait en frémissant.
« Il faut ici que je reprenne mes esprits, mon enfant. Car
maintenant encore, après tant d’années, je me demande si j’ai rêvé
ou si j’ai réellement vu la scène affreuse… Je t’ai dit que j’avais
vu Altieri entrer dans le palais Imperia. J’y arrivai presque en
même temps que lui. Je frappai sans trop savoir ce que je faisais…
on m’ouvrit… Un valet me dit :
– Entrez, seigneur Foscari. On n’attend plus que
vous. »
« Mon manteau me couvrait en partie le visage. Ce valet
m’avait pris pour Foscari, alors grand inquisiteur… Je fus sur le
point de m’écrier que je n’étais pas Foscari… Mais j’étais si
bouleversé que je me tus, et ayant fait un signe au valet, je le
suivis. Il me fit entrer dans un vaste salon, et me dit :
« – Ouvrez la porte du fond… moi, il m’est interdit d’aller
plus loin… »
« Alors, il me laissa, et je demeurai seul dans cette
grande pièce déserte, n’osant faire un pas, me disant que j’avais
indignement abusé de l’erreur de ce
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