Les Amants De Venise
parvint
jusqu’à moi… Cet homme ! quel était cet homme qui agonisait
là, à trois pas de moi ! Je voulais le savoir à tout prix,
dussé-je être entendu, dussé-je être surpris et poignardé moi-même.
Sans hésitation, j’ouvris une porte ; je me trouvai dans un
couloir obscur, au fond duquel il y avait une autre porte. C’est de
là que venaient les gémissements…, j’entrai dans une étroite pièce
violemment éclairée… Sur le panneau du fond, il y avait un portrait
sur lequel mes yeux tombèrent du premier coup, et ce portrait,
Léonore, c’était celui-ci !… Et à terre, baigné dans son sang,
un homme râlait… Je me baissai, je reconnus Davila !… Je lui
pris la main, il ouvrit les yeux…
« – Davila, m’entendez-vous ?
« – Oui !, répondit-il dans un souffle.
« – Qui vous a frappé ?…
« – Imperia !
« – Écoutez, Davila… savez-vous ce qui se trame près de
vous ? M’entendez-vous ?
« – Parlez !
« – Eh bien, on complote de dénoncer comme votre assassin
un malheureux…
« – Oh !
« – J’ai tout entendu.
« – Qui ?
« – Je ne sais pas !
« – Oh !… râla Davila… cela ne sera pas… je vais…
j’irai… au Conseil…
« – Bien !… Puis-je quelque chose pour vous en ce
moment ?
« – Non…
« – Je vais prévenir vos gens ?
« – Non ! non !
« – Pourquoi ?
« – Parce qu’elle… se douterait… elle… m’achèverait… allez…
allez-vous-en…
« – Adieu, Davila.
« – Adieu… Allez… vite !… »
Je me relevai, je m’enfuis, je retrouvai le valet, j’eus la
présence d’esprit de me couvrir le visage ; il m’accompagna
jusqu’à la porte du palais, et une heure plus tard j’étais ici… Le
lendemain…
« Le lendemain, mon père, dit alors Léonore d’une voix
brisée, Imperia venait témoigner que Roland avait assassiné
Davila !
– Mais Davila ! Davila ! Il ne vint donc
pas ?…
– Il vint !…
– Il ne parla donc pas ?
– Il voulut parler : la mort ferma sa
bouche… »
Il y eut une minute de silence pesant et sinistre.
Puis Léonore se leva. Lentement, elle alla jusqu’au
portrait.
« Oh ! Roland, dit-elle avec une sorte de solennité
douloureuse, pourquoi mon père a-t-il tant attendu pour me dire
l’horrible vérité que j’apprends ?…
– Léonore ! Léonore ! s’écria Dandolo. N’étais-tu
pas assez malheureuse ! Fallait-il encore t’infliger ce
supplice ! Je ne me suis décidé à te raconter ces choses que
parce qu’un pressentiment m’avertit que nous allons être à jamais
séparés !
– Oh ! Roland, continua Léonore, si j’avais su !…
Depuis longtemps tu serais vengé… Mais va, mon cher amant, sois
tranquille, tu le seras ! L’homme dont je porte le nom mourra
de cette main que j’étends vers toi en signe de suprême
serment ! »
Ayant ainsi parlé, Léonore revint prendre sa place.
« Léonore ! » murmura Dandolo.
La jeune femme s’était couvert les yeux de ses deux mains.
« Léonore ! » répéta le père.
Elle fit signe qu’elle écoutait.
« Écoute ma prière, mon enfant… Ne veux-tu pas fuir cette
cité maudite où tu vis parmi des fantômes sanglants ?…
– Jamais, mon père ! répondit-elle sourdement.
– Je t’en supplie… Viens… partons ensemble… fuyons…
– Maintenant moins que jamais. Quoi ! J’ai donc parlé
en vain ! Ou bien n’avez-vous pas entendu le serment que je
viens de faire !… »
Elle se dressa toute droite, terrible.
« Altieri mourra, reprit-elle, à moins… que quelqu’un ne le
prévienne !… »
Dandolo poussa un gémissement. Il recula, hagard, tremblant,
livide, trouva la porte et s’y cramponna.
« Adieu, Léonore… murmura-t-il.
– Adieu, mon père… »
Il disparut, s’en alla, titubant, ivre de honte…
Ainsi ce récit, qui devait convaincre sa fille, n’avait servi
qu’à creuser encore l’abîme qui le séparait d’elle !
Ainsi, c’était fini ! Il n’avait plus de fille…
Oh ! fuir, maintenant ! Ne plus jamais revoir sa fille
telle qu’il venait de la voir, debout, pâle, un remords
vivant !
Il parvint jusqu’à sa chambre et, en toute hâte, s’occupa de
rassembler quelques objets auxquels il tenait. Puis il ramassa des
papiers en tas, les jeta pêle-mêle dans la cheminée sans les
examiner et y mit le feu.
Puis il se couvrit d’un épais manteau, et but un
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