Les Amants De Venise
mot.
« Serez-vous unis un jour ?… Je l’ignore…
« Je ne le crois pas… Les événements qui se préparent me
semblent d’un triste présage pour ma fille.
« Je crois donc que vous êtes à jamais séparés… Mais, de
loin, Roland, n’ayez plus une pensée mauvaise pour cette enfant…
Vénérez-la. Admirez-la… C’est une victime, une martyre… victime de
sa constance et de ma lâcheté, martyre par la fidélité…
« Adieu, Roland… Adieu, Léonore… Adieu, vous que jadis on
appelait les Amants de Venise…
« Je meurs en signant…
« Donnez-moi la plume », dit Dandolo d’une voix
ferme…
L’Arétin plaça le papier devant le blessé, et lui mit la plume
dans la main. Dandolo signa.
Puis, d’un geste lent, apaisé, comme si cette confession suprême
lui eût rendu enfin la paix du cœur si longtemps cherchée, il
arracha le poignard de la plaie et, l’instant d’après, il
expira…
L’Arétin ne vit rien de cette fin suprêmement poignante dans sa
silencieuse et tragique simplicité.
Comme la comédie côtoie toujours le drame dans la vie, comme une
ironique divinité semble avoir décrété que la mort elle-même doit
toujours s’environner de gestes grotesques, l’Arétin avait saisi la
lettre qu’il venait d’écrire, aussitôt que Dandolo l’eut
signée.
Sans plus faire attention au blessé, il se mit à relire à voix
basse, en s’approchant du flambeau qui était sur la table. Avec
force grimaces désapprobatives, il grommelait des mots sans suite.
Puis il reprenait sa lecture ininterrompue. Finalement, il eut un
haussement d’épaules et murmura :
« Enfin ! on ne peut exiger de cet homme ce qu’on eût
pu exiger d’un artiste… de moi par exemple. Il ignore l’Art, le
malheureux. »
Il prononçait « l’Art » en mettant un accent
circonflexe sur l’A, en levant les yeux au ciel.
Au fond, il n’y croyait guère.
Mais il avait pris cette habitude une bonne fois, afin qu’à
force de l’entendre parler de grand art on pût dire autour de
lui :
« Quel artiste !… »
En cela, il ne se trompait pas : on le disait en
effet !
Et c’était macabre, fantastique, cet homme que dominait le souci
du
cabotinage,
tandis que l’autre mourait…
Ayant fini ses remarques, observations, critiques et haussements
d’épaules, l’Arétin se tourna vers Dandolo et dit, persuadé que le
blessé avait suivi toute cette mimique avec admiration :
« Monsieur, je vous ai juré de respecter votre prose ;
ainsi ferais-je, mais vraiment… tiens… il est mort… »
Avec une certaine terreur et une pitié plus sincère qu’il n’eût
voulu – car cela fait encore partie du grand art, que de ne pas se
laisser émouvoir par les spectacles simples et forts – il considéra
le cadavre.
Dandolo tenait dans sa main crispée le poignard qu’il venait
d’arracher de la plaie. Son visage, si tourmenté alors qu’il
vivait, avait pris une sorte de sérénité reposée.
Et quelque chose comme un sourire se jouait sur ses lèvres.
Ayant payé son tribut à cette rêverie spéciale qui s’empare de
l’esprit de tout être vivant devant la mort, l’Arétin murmura avec
humeur :
« Me voilà encore avec un cadavre sur les bras !… Que
vais-je en faire ?… Pourvu que je ne sois pas obligé de
recommencer le voyage que j’ai fait avec la pauvre Bianca !…
Pour mille écus… hum ! pour mille écus, peut-être je
recommencerais… mais pas pour moins !… Je frémis encore quand
j’y songe ! Cette nuit passée à enfoncer des clous noirs sur
un cercueil pour tracer une inscription… Heureusement, Perina
m’aidait. Brave petite Perina !… Or çà, voyons si le défunt
n’avait pas sur lui quelque recommandation suprême… »
Il s’approcha, défit le pourpoint, et, dans une poche
intérieure, trouva en effet un papier qu’il ouvrit vivement.
Ce papier contenait ces lignes :
« Moi, Dandolo, j’entreprends ce jourd’hui un voyage hors
de Venise. Je sais que j’ai des ennemis nombreux et acharnés.
« Il est donc possible qu’un malheur arrive en route.
« Si cela est, si je suis tué, au nom des sentiments
humains les plus sacrés, je supplie celui qui trouvera mon cadavre
de se conformer à ma volonté dernière qui est :
« 1° Que ma mort soit annoncée avec tous les ménagements
possibles à ma fille Léonore qui demeure à Venise au palais de son
époux, le capitaine général Altieri.
« 2° Que mon corps
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