Les Amants De Venise
l’ordre de déshabiller le corps et de l’ensevelir
convenablement, en attendant que, selon la coutume, on le vînt
habiller dans ses habits de fête.
Alors, il se rendit au palais Altieri et, après divers
pourparlers, obtint d’être admis en présence de la signora
Léonore.
Léonore avait passé une nuit terrible.
La dernière révélation de son père sur le rôle exact joué par
Altieri dans l’arrestation de Roland avait bouleversé sa douleur et
l’avait transformée en une sorte de colère froide.
« Altieri mourra de ma main ! » avait-elle dit à
Dandolo.
Elle l’avait dit sincèrement, elle le pensait, et était résolue
à exécuter son projet. Pourtant, elle savait que ce meurtre la
séparait définitivement de Roland.
S’il restait encore une lueur d’espoir, cette lueur serait
éteinte du même coup qui frapperait Altieri. En effet, Léonore,
esprit libre, mais soumis encore à toutes les lois sociales de
l’époque, était trop fière pour encourir la réprobation qui
entacherait le nom de Dandolo dont elle avait la garde.
Et sûrement, tout Venise crierait qu’elle avait tué Altieri pour
se rapprocher de Roland Candiano.
Léonore envisagea donc ce meurtre comme une séparation
irrémédiable avec l’homme qu’elle aimait.
Est-il à dire qu’elle avait gardé un espoir
quelconque ?
Quoi ?… Elle ne savait… Elle n’espérait ni la mort de son
mari, ni que Roland saurait un jour sa fidélité, ni que son amour
constant verrait luire une fois encore les beaux jours de
jadis…
Elle espérait, voilà tout.
Donc, en prenant la résolution de tuer Altieri, elle prenait en
même temps la résolution d’entrer dans le désespoir définitif.
C’est-à-dire qu’à l’instant même où elle résolut de frapper
l’homme dont elle portait le nom, elle comprit qu’elle devrait
aussi se frapper soi-même. Cette pensée de suicide ne s’était
jusqu’ici que vaguement présentée à l’esprit de Léonore. Dès ce
moment, au contraire, cette pensée domina sa vie.
Cette nuit où Dandolo fut tué, elle la passa à arranger l’acte
suprême qu’elle envisageait. Ainsi, tandis que le père mourait
misérablement dans le palais de l’Arétin, la fille, au même moment,
prenait des dispositions pour mourir à son tour.
Cette malheureuse famille donnait ainsi un spectacle pareil à
celui que les Atrides, jadis, durent offrir au monde, alors que la
fatalité armait le bras d’Oreste contre ses proches.
Le meurtre d’Altieri n’était pas chose facile.
Après avoir débattu et rejeté bien des projets avec ce calme
effrayant que donnent les résolutions irrévocables, Léonore finit
par s’en remettre au hasard du soin de lui fournir une occasion
favorable. Elle guetterait nuit et jour, voilà tout.
Et dès qu’elle le pourrait, elle frapperait Altieri.
Elle frapperait sans pitié, et, lui semblait-il, sans
émotion.
L’existence du capitaine général lui apparaissait, en effet,
comme un défi, une anomalie, un crime qui se perpétuait.
Quoi ! tant de bonheur détruit, tant de malheur entassé,
tant de souffrance et de deuil, uniquement parce qu’il avait plu à
cet homme de la vouloir pour femme !
Ce fut à tourner et à retourner ces idées qu’elle passa la nuit,
après l’adieu de son père.
Au matin seulement, elle trouva quelques heures d’un repos
fiévreux, entrecoupé de rêves affreux.
Lorsqu’on vint lui annoncer que maître Pierre Arétin demandait
la faveur de l’entretenir, elle refusa d’abord de l’admettre.
Puis, comme le poète insistait, elle se souvint que le portrait
de Roland Candiano avait été apporté par cet homme ; elle
imagina qu’il avait peut-être encore quelque précieux souvenir à
vendre, et, avec une curiosité maladive, ordonna de
l’introduire.
L’Arétin, comme la première fois, commença par admirer en
silence Léonore, dont la beauté, en ces jours d’angoisse,
paraissait avivée plutôt qu’abattue.
La fièvre donnait un éclat singulier à ses grands yeux. Ses
joues ordinairement pâles se teintaient de rougeurs fugitives,
tandis que l’incarnat de ses lèvres semblait presque violent.
« Madame, dit l’Arétin avec une émotion dont il ne fut pas
maître et que nous portons à son actif, je suis porteur de
nouvelles qu’il m’était impossible de ne pas vous communiquer…
c’est pourquoi vous me pardonnerez d’avoir tant insisté… »
Léonore fit un geste de vague politesse, et
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