Les Amants De Venise
la délivrerait de l’affreuse obligation du suicide.
Quant à cette grâce dont elle avait parlé, elle était
sincère.
Léonore, résolue à frapper Altieri, renonçait à ce meurtre.
Pourquoi ?
Était-ce, comme elle l’avait dit, pour se conformer à la pensée
de Roland Candiano ? Ou plutôt, une aube de pitié ne se
levait-elle pas tout au fond de son cœur pour cet homme qui s’était
fait criminel et vil pour l’amour d’elle ?
Il est probable que les deux sentiments la guidèrent à la fois,
bien qu’ils fussent en elle obscurs et indistincts.
Ce qu’il y avait de plus positif, ce qui dominait toute sa
pensée, c’était une lassitude énorme. Elle avait assez de la vie,
et, à part l’horreur instinctive qu’elle éprouvait du suicide, elle
allait au-devant de la mort avec un véritable soulagement.
Les dernières dispositions s’arrêtèrent dans son esprit. Elle
conduirait, à l’heure dite, au jour convenu, les funérailles de son
père.
Une fois que Dandolo aurait pris sa place immuable dans le
tombeau de la famille, elle se tuerait.
Voici ce qu’elle convint à ce sujet :
Le tombeau de la famille Dandolo se trouvait dans l’île
d’Olivolo, derrière Sainte-Marie-Formose.
De là à la vieille maison des Dandolo, il n’y avait que quelques
pas. Elle s’y rendrait, bien que la maison appartînt maintenant à
Roland Candiano.
« Il peut me donner cette hospitalité »,
songea-t-elle.
Alors, dans la maison, elle s’enfermerait dans ce qui avait été
sa chambre de jeune fille, et se revêtirait du costume de vierge
qu’elle portait la veille de ses fiançailles. Ce n’était pas une
vaine mise en scène qu’elle cherchait en convenant de redevenir
vierge par le costume comme elle l’était dans la réalité.
Avec son esprit sérieux, positif, et logique, elle trouva
injuste que l’on pût croire qu’elle avait été follement mourir hors
de la maison de son mari.
Nous retrouvons là cette préoccupation de sa dignité qui ne
l’abandonna jamais.
Il fallait que la société vénitienne sût que si elle était
sortie du palais Altieri pour mourir, c’est qu’elle en avait le
droit.
Peut-être aussi songea-t-elle que Roland comprendrait alors ce
qu’elle était trop fière pour lui dire :
Qu’elle n’avait jamais été la femme d’Altieri.
Une fois vêtue, elle s’empoisonnerait.
Ces différents détails, Léonore les discuta froidement avec
elle-même, et les adopta l’un après l’autre, tandis que, seule,
dans la chambre funéraire, la tête penchée, les mains sur ses
genoux, immobile, elle veillait le corps de son père.
Et il lui semblait par moments que c’était sa propre veillée
funèbre qu’elle accomplissait.
*
* *
Le lendemain matin, Dandolo fut mis au cercueil, revêtu de ses
habits de cérémonie, selon l’usage.
L’usage voulait également que le cercueil ne fût pas fermé. On
promenait les morts illustres à découvert avant de les descendre au
tombeau.
Mais le corps n’ayant pas été embaumé, le cercueil fut fermé
dans cette matinée du 31 janvier et placé sur une sorte d’estrade
drapée de noir autour de laquelle des pénitents gris et des moines
vinrent à tour de rôle réciter les prières du rite catholique
auquel appartenait le défunt.
*
* *
Cette journée s’écoula, morne et lente.
Léonore s’était retirée dans sa chambre et, succombant à la
nature, s’était endormie d’un sommeil pesant.
Elle se réveilla dans la nuit et revêtit les habits de deuil
qu’elle devait porter pendant les funérailles.
Elle paraissait très calme.
Les personnes qui la virent dans cette nuit dirent que seule
elle semblait avoir conservé son sang-froid au milieu de
l’agitation extraordinaire qui se manifestait dans le palais
Altieri.
Cette agitation ne venait certes pas de la cérémonie des
funérailles qui s’apprêtait.
Dans le grand salon du rez-de-chaussée, Altieri, pâle et résolu
au milieu de ses officiers vêtus en guerre, donnait ses derniers
ordres…
L’aube se leva, froide et claire. L’aube du 1 er février…
À huit heures du matin, lorsque les douze porteurs, les
confréries, les prêtres se présentèrent pour faire la levée du
corps, il n’y avait dans le palais que Léonore et quelques parents
éloignés venus pour escorter le descendant des Dandolo.
Altieri et ses officiers avaient disparu…
Chapitre 26 JETTATURA
Les événements que nous allons maintenant raconter se
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