Les Amants De Venise
ne l’ai pas dénoncé puisque les choses ont
suivi leur cours. Donc, je lui étais secrètement dévoué. Et à ce
dévouement qui a seul assuré la réussite de son entreprise, il faut
une haute récompense : la charge de grand inquisiteur. De ce
côté-là tout va bien,
bene, benissime.
Reste Candiano. Je
l’ai mis au courant de ce que faisait Foscari, et de ce que
préparait Altieri. En outre, je me suis constamment refusé à
l’arrêter alors que c’était mon devoir. De ce côté aussi, mon
dévouement est clair et irréfutable. Il est vrai que Candiano parle
de supprimer la charge de grand inquisiteur… mais la chose n’est
pas faite, et je saurai lui prouver par quelque bon petit
guet-apens dont je le tirerai à temps qu’un grand inquisiteur est
nécessaire à Venise… Le résumé de tout cela, c’est que je vois fort
embrouillées les affaires des trois ennemis qui vont batailler
aujourd’hui, tandis que les miennes sont resplendissantes. Parmi
eux, deux au moins succomberont, et quelque soit le troisième
larron, il faut qu’il partage avec moi. N’est-ce pas le comble de
l’art ?… Ah ! Gennaro, si le Ciel était juste, si les
hommes n’étaient pas aveugles, ton génie serait… »
Le chef de police fut interrompu dans ces riantes réflexions par
l’entrée soudaine de Foscari.
Il ne le reconnut pas d’abord.
« Pourquoi ce déguisement ? demanda-t-il lorsqu’il fut
certain que cet huissier grisonnant et correct n’était autre que le
chef de police.
– Monseigneur, dit Gennaro, j’ai fait dire à Altieri que je
m’absentais de Venise. Il ne faut donc pas qu’il me reconnaisse.
Sous ce costume, je pourrai me tenir constamment près de Votre
Excellence, et le capitaine général n’aura garde de suspecter le
brave huissier qui marchera sur vos talons.
– Mais pourquoi Altieri est-il prévenu que vous quittez
Venise ?
– Votre Excellence ne comprend pas ? Les conjurés,
jusqu’à la dernière minute, pouvaient se défier de moi et changer
leur dispositif de bataille. Moi absent, ils sont
rassurés… »
Foscari admira.
Le doge paraissait d’ailleurs de bonne humeur.
Ses hésitations avaient disparu. Ses craintes semblaient s’être
évanouies. La bataille proche lui rendait toute son énergie.
Foscari était l’homme des coups d’audace et des entreprises
périlleuses, lui qui avait arrêté un évêque de Venise sur l’autel
même de Saint-Marc, lui qui avait arrêté Candiano en pleine fête,
dans son propre palais.
Bataille !… La situation était claire, au moins.
Depuis longtemps, il vivait dans la continuelle terreur d’un
danger inconnu.
Par où allait-on le frapper ? Et qui devait
frapper ?
L’incertitude l’avait assombri.
Le danger connu, précisé, avec des noms, des dates, des
circonstances, n’était plus un danger.
Foscari était sûr du triomphe.
Dans cette sérénité, pourtant, il y avait un point noir.
« Toujours pas de nouvelles de Roland Candiano ?
demanda-t-il.
– Aucune, Excellence.
– Donc, il n’est pas à Venise ?
– Je puis vous affirmer qu’il n’y était pas encore hier,
dit Gennaro sans mentir – on verra pourquoi.
– Donc, reprit le doge, il ne sera pas là… tout à
l’heure ?
– Sur ce point, monseigneur, je me contenterai de
probabilités et d’hypothèses.
– Voyons…
– Vous savez avec quelle rapidité cet homme se déplace. On
le croit à Venise, il est à Rome, qui tue Imperia. On le croit à
Rome, il est aux gorges de la Piave, où il se livre à des besognes
suspectes… Nous le croyons aux gorges… il sera peut-être au Lido
dans une heure.
– Et que viendra-t-il y faire ? s’écria le doge.
– Votre Excellence remarquera qu’il s’agit seulement
d’hypothèses. L’hypothèse, c’est mon fort. Eh bien, je suppose… Je
dis : je suppose… que Candiano a été prévenu de ce qui se
prépare.
– Par qui l’aurait-il été ?
– Est-ce qu’on sait ! Ce ne sont là que des
suppositions. Mais enfin, s’il est prévenu, il est certain qu’il
voudra être là. De cette façon, acheva mentalement Gennaro, lorsque
Foscari apercevra Candiano, s’il le voit… eh bien, je n’en aurai
que plus de mérite !…
– Et quelles seraient ses intentions, reprit le doge qui,
comme on le voit, même en cette matinée où sa couronne et sa vie
étaient en jeu, se préoccupait plus encore de Candiano que de la
conjuration.
– Ses intentions ?…
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