Les Amants De Venise
égale à celle des
princesses italiennes… Et rien ne prouve que ce titre de dogaresse
qui a ébloui tant de femmes de haute noblesse ne puisse pas un jour
se transformer en celui de reine… »
Léonore garda la même impassibilité.
« Si près du moment solennel où les destinées de Venise me
seront confiées, continua Altieri, j’ai regardé autour de moi, j’ai
scruté l’avenir… et je me demande si mon foyer sera désert dans le
palais ducal comme il l’est ici… Pour la gloire de l’État, il est
nécessaire que l’union soit parfaite entre le doge et la
dogaresse ; il est indispensable que celle-ci s’occupe de
plaire à la haute société au sein des fêtes, pendant que le doge
s’occupe des affaires de l’État… Me comprenez-vous
madame ?
– Je vous entends.
– Je vous demande quelle attitude vous voulez prendre
vis-à-vis de moi lorsque je vous aurai fait entrer dans ce palais
où vos aïeux, jadis, furent maîtres…
– L’attitude d’une femme qui a été vendue, que vous avez
achetée, l’attitude d’une esclave qui hait son maître… En
voyez-vous une autre possible pour moi ? »
Altieri frémit. Il avait parlé avec une sourde confiance.
Il avait espéré que Léonore était enfin lasse de pleurer dans la
solitude, et que l’ambition satisfaite, la gloire de briller au
palais ducal achèverait ce que la lassitude avait peut-être
commencé.
La réponse de Léonore l’écrasa, non pas tant par le sens
pourtant définitif des paroles que par le ton de la voix calme,
indiquant une inébranlable résolution. Jamais, jamais Léonore ne
consentirait à remplir auprès de lui son rôle de dogaresse.
Il étouffa un grondement, et changea aussitôt son dispositif de
bataille.
« Écoutez-moi encore, dit-il d’une voix plus ardente. Vous
rejetez cette couronne que je vous offre, soit ! Vous ne
voulez pas être la princesse la plus enviée de l’Italie, c’est
bien… J’accepte aveuglément et sans discussion votre arrêt.
Maintenant, laissez-moi vous dire ceci : savez-vous, madame,
qui a organisé, lentement, patiemment, cette conspiration qui doit
éclater demain ? Savez-vous pourquoi, après-demain, des hommes
vont s’égorger, pourquoi une révolution va ensanglanter
Venise ?… C’est pour vous, madame ? La conspiration,
c’est moi ! Et le but de cette révolution, de tout ce sang
répandu, de ces larmes, de ces deuils qui vont s’abattre sur
Venise, c’était votre conquête !… Je m’étais dit qu’en vous
élevant si haut, peut-être ne pourriez-vous plus voir ce qui
s’était passé en bas… J’avais imaginé que la princesse Léonore
finirait par oublier les haines de la signora Altieri. C’est pour
vous, dis-je, pour vous seule que, depuis des années, j’ai
travaillé, combiné, cherché, acheté les uns, frappé les autres,
terrorisé les adversaires, réchauffé les tièdes, exalté les amis.
Pour vous, ce travail énorme qui m’a coûté des nuits et des nuits
sans sommeil ; pour vous, cette entreprise formidable où
pendant quatre ans j’ai risqué ma vie, et dormi la tête sur le
billot du bourreau… »
Il souffla un instant, puis il dit :
« Je renonce. Puisque vous ne voulez pas être princesse
dans le palais ducal, il ne m’est plus utile d’y être le
doge ! »
Léonore ne fit pas un geste.
« Je vous offre ceci, continua Altieri en s’exaltant ;
nous quitterons Venise ; nous irons où vous voudrez, nous
vivrons comme vous voudrez… Nous partirons dès demain.
J’abandonnerai mes compagnons et, comme pour vous j’aurais été
héros, pour vous, je serai lâche. Est-ce là ce que vous
voulez ? Dites ? Acceptez-vous ?
– Dites-moi, Altieri, est-ce vous qui avez mis au tronc des
dénonciations la lettre d’Imperia ?
– Que voulez-vous dire ? balbutia le capitaine.
– Vous m’avez entendue, je crois ?… Imperia écrivit au
Conseil des Dix pour lui dire que Roland Candiano avait assassiné
Jean Davila. Est-ce vous qui avez dicté la lettre,
Altieri ?…
– Mensonge ! Mensonge ! Je ne suis pas capable
d’une telle infamie ! gronda Altieri.
– Ô mon père ! dit Léonore en étendant la main. Vous
l’entendez ?… Il a pourtant juré de dire la vérité… La lettre
écrite, Altieri, qui de vous l’a mise au Tronc ? Car vous
étiez plusieurs à comploter l’assassinat de Candiano.
– Mensonge ! Mensonge ! rugit Altieri dont les
cheveux se hérissèrent de terreur.
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