Les Amants De Venise
Encore des hypothèses, ou plutôt
des probabilités, cette fois. Candiano déteste Altieri ; il le
hait d’une haine mortelle. Il me semble que son intérêt serait de
faire échouer le capitaine général… en sorte que bon gré mal gré,
il serait aujourd’hui votre auxiliaire…
– Oui, fit le doge rêveur, pour n’avoir ensuite qu’un
ennemi à combattre… cela me paraît évident.
– Juste, monseigneur, très juste !… Mais tout cela
n’existe qu’au cas où Candiano sait ce qui doit se passer
aujourd’hui, et ce cas n’est qu’une hypothèse…
– Nous verrons bien », dit Foscari en reprenant cet
air de sérénité digne et calme, dont il s’était fait comme un
masque.
Ce jour-là, pourtant, cette sérénité était réelle.
« Toutes vos dispositions sont prises ?
– Oui, monseigneur. Sur vos ordres, la place Saint-Marc est
déjà occupée par les Suisses. Mes agents et mes espions sont à leur
poste, disséminés le long de la route que suivra le cortège. Au fur
et à mesure que vous avancerez, ils se placeront autour de vous, en
sorte qu’en arrivant au quai tout ce qu’il y a de sbires dans
Venise sera concentré sous mes ordres. Chacun d’eux porte un
poignard et cachera un pistolet tout chargé. Avec les Suisses,
c’est une force de mille hommes à toute épreuve…
– Très bien, Gennaro… très bien combiné…
– Je crois en effet que la jonction successive de mes
agents au cortège est une heureuse trouvaille en ce sens que, par
ce moyen, je protège l’itinéraire et je finis par avoir tout mon
monde sous la main. Ce n’est pas tout, monseigneur. Depuis trois
jours, nous avons distribué pas mal d’écus dans le peuple, et il
faut compter qu’au moins un écu sur trois sera une voix pour crier
en votre honneur…
– Très bien, Gennaro, très bien…
– Enfin, reprit le chef de police en s’inclinant
modestement, j’ai disposé d’une compagnie partagée en un certain
nombre de postes de quarante hommes. Ces postes, à partir de dix
heures, occuperont tout à coup les points importants de Venise.
Puis, à un signal que je donnerai et qui partira du clocher de
Saint-Marc, tous les postes détacheront une troupe de vingt hommes.
Ces diverses troupes se mettront en marche à la même minute, en
criant en votre honneur, en bousculant la populace si elle s’émeut,
et convergeront vers le palais ducal où elles arriveront en même
temps que Votre Excellence.
– Très bien, Gennaro, très bien…
– Quant à ce qui doit se passer sur le quai du Lido, il est
convenu qu’une barque d’importance, dorée et pavoisée, doit vous
prendre pour vous conduire au vaisseau amiral où M. le
coadjuteur de l’évêque
absent
doit dire la messe. Le
vaisseau amiral se trouvera à cinq ou six encablures du quai. Les
deux compagnies d’Altieri s’y embarquent en ce moment. Et vous
savez que là est le nœud de la conjuration : une fois à bord,
vous êtes prisonnier d’Altieri… Mais, en arrivant au quai,
monseigneur, au lieu d’embarquer, vous donnez le signal. Mes deux
vaisseaux découvrent leurs canons qu’ils braquent sur l’amiral. Au
même instant, les principaux conjurés qui n’ont cessé de vous
entourer tombent mortellement frappés par mes hommes. Le reste se
rend, vous déclarez que la cérémonie est remise, et vous reprenez
aussitôt le chemin du palais ducal tandis que le tocsin sonne à
toute volée et que le peuple vous acclame.
– Très bien, Gennaro, admirable…
– Monseigneur, mon devoir est d’avoir de l’intelligence
lorsqu’il en faut… À vous le courage et la présence
d’esprit… »
Foscari ne releva pas ces mots qui étaient un conseil et qui,
par conséquent, semblaient mettre en doute ce courage dont Foscari
était justement si fier.
« Attendez-moi ici, dit le doge, je vais me faire
habiller. »
Foscari devait en effet revêtir le costume de grande cérémonie
et poser sur sa tête la couronne ducale.
Le palais, à ce moment, était en rumeur.
Les grands dignitaires civils et ecclésiastiques, les officiers,
les membres du Conseil des Dix, du tribunal secret, tous les
fonctionnaires d’État se trouvaient rassemblés, et déjà le grand
maître des cérémonies assignait à chacun la place qu’il devait
occuper dans le cortège.
Altieri était là, lui aussi.
Il était l’un des rares qui, dans cette foule aux visages
inquiets, eût conservé tout son sang-froid.
Altieri jouait en
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