Les Amants De Venise
condensent
dans la seule journée du 1er février.
Lorsqu’il veut étudier un corps, gaz, liquide ou solide, le
savant est obligé d’en faire l’analyse, c’est-à-dire de séparer les
éléments combinés qui constituent ce corps, de les étudier l’un
après l’autre.
Après quoi, il peut faire la synthèse, c’est-à-dire la
reconstitution exacte du corps avec des éléments connus.
Qu’on nous passe cette comparaison, mais elle nous paraît assez
juste. Un événement dramatique, pour être compris, doit être étudié
dans ses divers éléments.
Nous serons donc obligé de prendre l’un après l’autre les
épisodes qui concoururent, qui aboutirent tous fatalement à cette
journée du 1 er février, bien que venus de sources
différentes.
Nous ferons
l’analyse
et le lecteur fera la
synthèse.
Donc, ce matin du 1 er février, vers cinq heures, le
chef de police Guido Gennaro était encore debout.
Il avait passé la nuit en conciliabules avec ses principaux
agents.
Ayant dormi deux heures dans un fauteuil, il venait de déjeuner
sobrement, mais en arrosant son repas d’une bouteille de vieux vin
pour prendre des forces.
Après quoi, il ouvrit sa fenêtre et regarda au-dehors.
Tout était silencieux, grave et calme dans Venise endormie.
Les étoiles brillaient encore dans un ciel d’un bleu sombre, et,
à l’horizon, par-delà les flèches, les aiguilles, les dômes, les
architectures byzantines, la lune en son dernier croissant
descendait lentement.
Ce silence, ce calme étaient saisissants.
Mais ce n’est pas à cela que songeait Guido Gennaro.
« La matinée est fraîche, murmura-t-il en refermant sa
fenêtre, mais tout à l’heure, il fera chaud… Tout dort dans Venise.
Dans quelques heures, le réveil sera terrible. »
Alors, il passa dans ce qu’on pourrait appeler son cabinet de
toilette, et qui était chez lui une pièce d’une extrême
importance.
Des costumes de toute nature s’y trouvaient soigneusement
catalogués, des perruques, des barbes, des cosmétiques, enfin tout
ce qui est nécessaire à un bon comédien et à un bon policier.
Gennaro apportait toujours un grand soin à s’habiller. Son
orgueil était de se déguiser assez bien pour que ses fidèles même
ne pussent le reconnaître.
Mais ce matin-là, ce fut plus que des soins qu’il apporta à sa
toilette.
Il procéda en véritable artiste.
Si bien que lorsqu’il fut habillé, il ne put retenir un petit
rire d’admiration.
Le fait est qu’il ne se reconnaissait pas lui-même.
Il avait adopté le costume des huissiers du palais ducal, afin
que, sans être remarqué, il pût se tenir constamment près du
doge.
Et il s’était fait la tête d’un vieil huissier solennel, guindé,
très fier de ses fonctions.
« Holà ! monseigneur, fit-il avec un sourire
sardonique, je vous présente le plus fidèle, le plus indispensable,
le plus intelligent, le plus huissier des huissiers de votre
palais. »
Ayant dit, le chef de police quitta sa maison par une porte
basse qui ne servait qu’à lui.
Quelques minutes plus tard, il arrivait aux abords du palais
ducal devant lequel, déjà, une compagnie de hallebardiers suisses
avait pris position.
Gennaro franchit non sans peine la ligne des soldats, entra au
palais, et grâce au mot de passe que le doge lui avait donné, fut
aussitôt introduit dans le cabinet de Foscari.
Ce mot était, on ne l’a peut-être pas oublié :
pont des
soupirs.
Le cabinet était désert.
« Or çà, grommela-t-il, récapitulons un peu nos petites
affaires. Il me semble qu’elles ne sont pas en trop mauvais état…
C’est aujourd’hui le grand jour, Gennaro… La traditionnelle et
auguste cérémonie va s’accomplir !… Mariage du doge et de
l’Adriatique… Seulement, qui sera doge ce soir ?…
Altieri ? Foscari ? Candiano ? Quel que soit le
triomphateur, je triomphe, moi !… Si je considère Foscari, je
vois que je lui suis indispensable, et d’ailleurs il a formellement
promis… Le premier acte qu’il signera en rentrant au palais, c’est
ma nomination de grand inquisiteur… Bon… Voyons Altieri,
maintenant. Je lui ai rendu un immense service en le prévenant que
Candiano était seul dans la maison d’Olivolo… Il n’a pas réussi,
tant pis… mais le service n’en est pas moins rendu. En outre, il
est démontré dans l’esprit d’Altieri que je connaissais la
conspiration. Au besoin, je lui en donnerais des preuves
indéniables. Or, je
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