Les Amants De Venise
de marin à sa taille.
Aussitôt, il commença à s’en revêtir, se dépouillant au fur et à
mesure des vêtements qu’il portait.
Lorsqu’il retira sa ceinture de cuir, il la jeta au marin en
disant :
« Voyez si le compte y est. »
L’homme s’en saisit avidement, l’ouvrit et se mit à compter avec
soin.
« Le compte y est, ma foi ! » s’écria-t-il
bientôt.
À ce moment, Scalabrino était complètement habillé et transformé
en marin de la république vénitienne.
Il demanda :
« À quelle heure embarque-t-on les soldats ?
– À la pointe du jour, répondit l’homme.
– Bon. Comment allons-nous faire ?
– Ne vous inquiétez de rien. Seulement, en accostant, si
quelqu’un vous parle, dites comme moi… ou plutôt ne dites rien…
Là-dessus, en route ! car après onze heures l’opération
deviendrait impossible. »
Le marin cacha la ceinture pleine d’or sous les carreaux de la
cheminée qu’il avait dû desceller dans la journée, puis sortit en
refermant la porte à triple tour.
Dehors, ils se remirent à suivre la ligne des quais.
Le marin s’arrêta devant une embarcation.
Il y prit place, et Scalabrino y sauta à son tour.
Aussitôt le marin se mit à ramer, se dirigeant droit vers la
ligne des vaisseaux d’État.
Au bout de dix minutes, il montra une masse sombre à Scalabrino,
et dit :
« Voici le vaisseau amiral. Nous accostons. »
Scalabrino mit alors sa main sur l’épaule de son conducteur.
« Voulez-vous un conseil, l’ami ?
– Donnez toujours…
– Eh bien, après m’avoir fait monter à bord, regagnez la
terre, si vous pouvez… et ne revenez plus sur le
vaisseau. »
L’homme se mit à rire silencieusement.
« Merci du conseil, dit-il… j’en profiterai d’autant mieux
que c’était justement le conseil que j’étais en train de me donner
à moi-même… Croyez-moi, j’ouvre l’œil, et j’y vois
clair… »
La petite embarcation filait à ce moment sous le château
d’arrière du vaisseau amiral. Puis elle se glissa le long du géant
assoupi sur les flots et atteignit l’avant.
Là, le marin siffla doucement.
Un coup de sifflet pareil au sien, signe de reconnaissance des
marins entre eux, lui répondit du bord.
Alors il attacha son embarcation aux flancs du vaisseau, et
saisit une corde à nœuds.
« Saurez-vous monter par un tel chemin ? demanda-t-il
inquiet. C’est qu’on s’apercevrait vite…
– Je monterai », dit Scalabrino.
Le marin s’élança avec légèreté. Au moment où il franchissait le
bordage et sautait sur le pont, Scalabrino arrivait lui aussi.
« C’est un ancien marin », songea l’homme.
Le pont était désert, à peine éclairé par les pâles reflets des
lanternes suspendues de distance en distance aux cordages.
Seules, les sentinelles veillaient : il y en avait trois à
bâbord et trois à tribord.
C’est auprès de l’une de ces sentinelles que Scalabrino venait
de sauter. Il se dirigea aussitôt vers le grand mât, comme s’il eût
parfaitement connu le pont de ce navire.
En même temps, le marin parlementait avec la sentinelle.
« C’est toi, Giuseppo ?
– Oui. Tu rentres en retard. Qui est avec toi ?
– Veux-tu gagner deux écus ? fit le marin sans
répondre à cette question.
– Si je le veux ! Moi qui n’ai pas une baïoque depuis
des semaines !
– Eh bien, en voici déjà un… prends… mais à une
condition : tu ne signaleras pas que nous sommes rentrés en
retard, le camarade et moi.
– Ça va… Et l’autre écu ?
– Écoute. Je vais signaler au maître de couchage que je
suis là ; puis je m’éclipserai. J’ai fait une conquête… tu
comprends ?
– Oui, oui… mais qui sera mis aux fers demain matin ?
C’est moi !
– Imbécile ! À quatre heures du matin, je serai
rentré.
– Tu le jures ?
– Par la madone. C’est dit ? Tu me laisses
filer ?…
– Et tu me donnes l’autre écu ?
– En enjambant le bord !…
– Tu es donc devenu riche tout à coup ?
– Ma conquête… tu comprends ?… »
Le marin s’éloigna, laissant la sentinelle émerveillée, et
rejoignit Scalabrino immobile au pied du grand mât.
« Le plus difficile est fait ! murmura-t-il.
– Ne vous inquiétez pas du reste, dit Scalabrino. La
sentinelle ?
– Ne dira rien.
– C’est bon. Vous pouvez me laisser ici.
– Ah ! ça ! vous connaissez donc le
navire ?
– Oui.
– Et, sans
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