Les Amants De Venise
doge, c’était pour
lui un signe menaçant.
Et Altieri, de son côté, était profondément troublé.
C’étaient pourtant tous deux des hommes d’esprit vigoureux…
Mais lorsque le cortège reprit sa route un instant interrompue,
tous les deux murmuraient :
« Est-ce sur moi qu’est tombée la
jettatura ?… »
Chapitre 27 ROLAND CANDIANO
Dans la nuit du 30 au 31 janvier, les gorges de la Piave et les
abords de la Grotte-Noire présentaient un étrange spectacle.
Le sombre passage, les rochers abrupts s’éclairaient de torches
dont la lueur pénétrait dans les abîmes au fond desquels roulait le
fleuve en grondant.
Autour de ces torches, les premiers plans en pleine lumière, les
arrière-plans noyés d’ombre, une foule était assemblée.
Il y avait là cinq cents hommes environ.
Ils portaient tous le costume des montagnards.
C’étaient des rudes figures, des physionomies abruptes comme les
rochers de ce paysage.
Ces hommes, appuyés sur leurs arquebuses, le pistolet et le
poignard au ceinturon, composaient une assemblée formidable.
Sur la plate-forme qui s’étendait devant l’entrée des grottes,
ils formaient un cercle serré.
Ceux qui n’avaient pu prendre place dans ce cercle s’étaient
placés comme ils avaient pu, les uns grimpés sur des rochers, les
autres accrochés à quelque arbuste…
En dedans du cercle, dans l’espace vide que les torches
éclairaient violemment, un homme parlait.
Il était monté sur un échafaud, qui avait été rapidement
construit.
Le silence était profond.
On n’entendait que la voix de l’homme.
Ceux qui l’entouraient ne manifestaient ni approbation ni
improbation.
Mais à leurs ardents regards, à leurs physionomies tendues vers
le chef qui parlait, il était facile de voir que chacune de ses
paroles éveillait en eux une indestructible sympathie.
L’homme, c’était Roland Candiano.
Au moment où nous nous approchions de ce groupe fantastique, il
achevait :
« Maintenant, vous êtes des hommes, puisque vous avez
compris que le grand devoir des hommes n’est pas seulement de
protéger les faibles, mais encore d’attaquer et de détruire les
forts…
« Qu’est-ce en effet que la protection donnée aux faibles,
si, par lâcheté, on tolère que les forts subsistent ?
« Les révolutions des opprimés seront à recommencer tant
que ce principe n’apparaîtra pas comme évident.
« Le moyen le plus sûr, le plus honnête et le moins
sanguinaire de protéger les opprimés, de les arracher à
l’esclavage, c’est de s’attaquer aux puissants.
« En vain vous affirmera-t-on qu’il est des puissants
animés de bons sentiments.
« Un homme est dangereux, mauvais, par le seul fait de sa
puissance. Plus d’oppresseurs, donc plus d’opprimés…
« Voilà ce que vous avez admis, et c’est pourquoi vous êtes
des hommes.
« C’est pourquoi, aussi, moi qui pense ces choses, je
n’accepterai pas le pouvoir que vous voulez me confier.
« Si nous triomphons, je prendrai pour six mois la conduite
des affaires publiques et, doge par le nom, mais non par l’esprit,
je m’efforcerai d’enseigner au peuple de Venise que la liberté est
le plus précieux des biens, et qu’il n’a pas besoin de maîtres,
surtout de bons maîtres, pour être heureux… Après quoi, je vous
dirai adieu pour toujours… »
Roland se tut.
Nous ne nous chargeons pas d’établir ici une critique des idées
étranges qu’il exposait. Laissant ce soin au lecteur, nous nous
obstinons dans notre rôle de narrateur.
Sans doute, les hommes qui entouraient Candiano étaient de son
avis, puisque aucun d’eux n’essaya de le faire revenir sur sa
détermination de ne garder le pouvoir ducal que pour six mois.
L’avenir, d’ailleurs, l’avenir de Venise ménageait des surprises
à ces hommes et à Roland Candiano lui-même.
Ce qui est certain, c’est que Roland parlait sincèrement.
Mais les motifs d’ordre général et philosophique invoqués par
lui n’avaient pas été les seuls à lui dicter sa résolution.
La vérité, c’est que Roland était atteint d’un mal
terrible : il s’ennuyait dans la vie.
Sa passion pour Léonore, loin de s’abattre, se fortifiait de
jour en jour.
Or, Léonore ne pouvait plus jamais être sienne.
Dès lors, à quoi bon s’intéresser au monde, à la vie d’un peuple
même qui le considérait comme le messie sauveur patiemment
attendu !
« Oui, songeait-il, si je suis vainqueur,
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