Les Amants De Venise
prendre le
pouvoir pour écraser à tout jamais les oppresseurs ; enseigner
à ce peuple comment on devient libre, puis m’en aller n’importe où,
et tout sera fini pour moi. »
Voilà ce que pensait à ce moment-là Roland Candiano.
Lorsque Roland eut fini de parler, il descendit de l’échafaud
qui avait été dressé afin que chacun pût le voir et l’entendre. Il
entra dans la Grotte-Noire.
Là, les chefs se réunirent autour de lui.
Roland donna à chacun d’eux des instructions précises pour le
jour du 1 er février.
Chaque chef devait partir dans la nuit même avec ses hommes et
se diriger sur Venise, les uns par mer, les autres par la
lagune.
Depuis huit jours, mille hommes étaient déjà partis et se
trouvaient à Venise.
En tout, Roland disposait d’une force un peu inférieure à deux
mille hommes. Nous parlons ici des combattants.
Car, dans le peuple même de Venise, parmi les marins, les
barcarols, les débardeurs du port, les ouvriers et même parmi les
marchands, l’immense majorité faisait secrètement des vœux pour
lui.
Altieri avait les soldats.
Foscari avait les fonctionnaires de toute nature.
Une fois que ce suprême et dernier conseil se fut tenu dans la
Grotte-Noire, des bandes commencèrent à descendre silencieusement
la montagne.
Roland se disposa à gagner Venise et chercha des yeux son fidèle
compagnon.
« Me voici, maître, dit Scalabrino.
– Partons, fit Roland.
– Je voudrais d’abord vous parler, maître », dit
Scalabrino. Roland l’interrogea des yeux.
« Tout à l’heure, acheva le colosse, quand tous nos frères
seront partis… »
Chapitre 28 SCALABRINO
Les dernières bandes se mirent en mouvement, chacune conduite
par son chef.
Il faut remarquer que ces hommes marchèrent sur Venise avec une
sorte de gravité calme, non comme des soldats ivres d’enthousiasme
pour la bataille, mais comme des citoyens d’une idéale république
sachant qu’ils vont risquer leur vie pour l’accomplissement d’une
besogne nécessaire.
Quelques années auparavant, la plupart de ces hommes étaient des
brigands ; mais ils avaient en eux une lumière qui finit par
éclairer les consciences les plus obscures : l’amour de la
liberté.
Ces explications et celles que nous avons données dans le court
chapitre précédent étaient nécessaires pour faire comprendre le
grand drame qui allait se jouer à Venise.
« Parle ! dit Roland lorsqu’il se vit seul sur la
plate-forme avec Scalabrino.
– Maître, dit le colosse avec une profonde tendresse, je
vais vous dire adieu.
– Que veux-tu dire ? fit Roland.
– Ceci : vous avez distribué à chacun son rôle,
excepté à moi…
– Mais toi, tu restes près de moi, tu ne me quittes
pas…
– Laissez-moi finir, maître, reprit Scalabrino avec la même
profonde tendresse. Je me suis donné un rôle à moi-même… et je vous
demande en grâce de ne pas m’interroger là-dessus. Pour l’exécution
de ce que j’ai médité, il faut que je vous quitte dès
maintenant…
– Scalabrino !…
– Monseigneur…
– Jure-moi que tu ne vas pas te tuer ! »
Ce fut au tour de Scalabrino de tressaillir.
Mais il garda le silence.
Roland prit la main du colosse :
« Ainsi, c’est bien vrai ! La vie t’est devenue
insupportable !
– Monseigneur, oseriez-vous affirmer qu’elle vous est
supportable ? J’étais une matière impure. Vous m’avez animé,
vous m’avez appris à penser, et par conséquent à souffrir. Lorsque
j’ai connu Bianca, j’ai cru que le paradis s’ouvrait pour moi.
Pauvre homme qu’aucune affection n’avait jamais éclairé au fond de
son enfer… J’avais une fille… Mon tort fut de me mettre à l’adorer,
à l’idolâtrer, et maintenant qu’elle n’est plus, oui, c’est vrai,
maître, la vie m’est insupportable. Mais ne croyez pas que je
veuille me tuer… Vous êtes, vous, ma grande affection, et cela seul
suffirait pour me réconcilier avec la vie… Je vous jure, maître,
que je ne vais pas au suicide… Seulement, ce que j’entreprends… ce
sera peut-être ma mort… et c’est pourquoi j’ai voulu vous dire
adieu… comme si j’allais mourir…
– Qu’est-ce donc que tu entreprends ?
– Maître… Je vous ai prié… de ne pas
m’interroger… »
Roland garda quelques minutes un silence plein d’angoisse.
« Et si tu en réchappes, dit-il, me jures-tu de revenir me
trouver sans attenter à toi-même ?
– Oui,
Weitere Kostenlose Bücher