Les Amants De Venise
indiscrétion, que voulez-vous faire !…
Voyons… quelque coup de poignard à un chef ?… Hein ?…
Vous avez dû être matelot sur quelque navire…
– Eh bien, c’est vrai ! dit Scalabrino. J’ai servi
autrefois… Un officier m’a mis injustement aux fers et m’a fait
fouetter… J’ai su qu’il était maintenant à bord de l’amiral…
– Bon, bon… je comprends… mais je serais pendu à la grande
vergue, moi, si on savait…
– Puisque vous vous sauvez… Vous êtes riche maintenant.
– C’est vrai. Allons, bonne chance !… Moi aussi, j’ai
été fouetté et mis aux fers, et je voudrais bien me venger… mais je
n’ai pas votre courage… Bonne chance, camarade !
– Merci !… »
Le marin revint à la sentinelle, et lui tendit son écu.
« Passe ! Mais sois ici à quatre heures… sans quoi, je
te signale comme absent de toute la nuit…
– Sois donc tranquille ! » fit le marin en
enjambant le bord et en se laissant glisser le long de la corde
jusqu’à son embarcation qui, aussitôt, démarra et fila vers le
quai.
Vers le milieu de la rade, il croisa une grosse embarcation qui,
à toutes rames, se dirigeait vers le vaisseau amiral.
*
* *
Scalabrino, demeuré seul, s’approcha de la grande écoutille
centrale.
Il se pencha, et écouta un instant…
L’intérieur du navire était sombre, silencieux…
Scalabrino leva les yeux vers le ciel, contempla une minute les
étoiles qui scintillaient là-haut, puis, lentement, il s’enfonça
dans les flancs du vaisseau amiral.
L’embarcation que nous venons de signaler croisant celle du
marin fugitif au milieu de la rade atteignit rapidement le vaisseau
amiral.
Celui qui la conduisait héla alors les gens du navire.
Il y eut des allées et venues sur le pont.
Un officier interrogea la barque.
Et sur les réponses qui lui furent faites, une échelle fut
jetée.
Alors, tandis que rameurs et patron demeuraient à leur place, un
homme saisit l’échelle, quitta la barque et se mit à monter avec
une rapidité qui prouvait sinon son adresse, du moins sa force et
sa volonté.
« Menez-moi à l’amiral », dit cet homme d’un ton bref
en touchant le pont du vaisseau.
L’officier comprit, sans doute, que cet inconnu avait le droit
de lui donner des ordres, car il ne fit aucune objection, le
conduisit au château d’arrière, frappa à une porte et s’effaça.
La porte s’ouvrit et se referma aussitôt sur l’inconnu.
Mais si vite que ce mouvement se fut fait, si peu qu’eut duré le
rayon de lumière venu de l’intérieur, l’officier eut le temps
d’apercevoir le visage du visiteur.
« Le capitaine général ! murmura-t-il. Diable !
le moment approche… »
C’était Altieri en effet.
Il demeura vingt minutes dans la chambre de l’amiral, puis
sortit et, escorté par le commandant du bord jusqu’à l’échelle,
regagna son embarcation.
Au moment où il avait franchi le bordage, l’amiral lui avait
dit :
« Je commence la manœuvre dans un instant. »
Dès qu’Altieri eut disparu, l’amiral réunit dans sa chambre les
officiers de son bord et leur exposa la manœuvre qui devait se
faire à l’instant même et sans bruit.
Aussitôt, les matelots furent réveillés ; un étrange
mouvement se produisit sur le pont du navire ; dans
l’obscurité, silencieusement, pieds nus, les marins obéissaient aux
commandements qui leur étaient transmis à voix basse… des chaloupes
mises à la mer allèrent du vaisseau à la terre, transportant un
long câble… puis les ancres du vaisseau furent halées, et bientôt
l’énorme masse se mit en mouvement, lentement tirée vers le
quai…
À quatre heures du matin, le vaisseau amiral était amarré au
quai sans que les autres navires de guerre se fussent aperçus de sa
manœuvre.
Sur le quai, les deux compagnies d’Altieri, celle des archers et
celle des arquebusiers étaient alignées.
Les soldats commencèrent aussitôt à s’embarquer.
À cinq heures, cette dernière manœuvre était terminée.
Chapitre 29 LE VIEUX DOGE
On a vu que le cortège de Foscari s’était croisé avec le cortège
funèbre de Dandolo.
Cette rencontre, qui avait si vivement impressionné le doge et
le capitaine général, n’avait pas été voulue par Léonore.
Le hasard seul l’avait faite – le hasard, ou plutôt la
disposition particulière des rues de Venise.
Il n’y avait, en effet, dans la cité des eaux que peu de voies
praticables par
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