Les Amants De Venise
maître, dit gravement Scalabrino, je vous le
jure !… Et maintenant, comme la chose est pressée, comme il
faut que j’arrive à temps… je vous dis adieu, maître. »
Pour la première fois, Scalabrino tendit le premier sa main.
Roland ouvrit ses bras tout grands.
Ces deux hommes s’étreignirent avec la joie immense de sentir
dans leur cœur le même dévouement, et la douleur de comprendre que,
sans doute, ils se voyaient pour la dernière fois.
Un sanglot déchira la gorge de Scalabrino.
Puis, s’arrachant à l’étreinte, il s’enfuit, disparut derrière
l’entassement des rochers.
Roland descendit seul la montagne au pied de laquelle il trouva
un de ses hommes qui l’attendait avec un cheval.
Et, mortellement triste, il prit le chemin de Mestre.
Scalabrino, après avoir franchi la ligne des rochers, s’était
arrêté. Il vit Roland s’éloigner, et revint sur la plate-forme de
la Grotte-Noire.
Tant qu’il put distinguer la silhouette de Roland qui descendait
les rampes de la montagne, il la suivit des yeux dans
l’obscurité.
Mais bientôt il la perdit de vue.
Un soupir gonfla alors sa vaste poitrine, et, à pas lents, il se
dirigea vers l’entassement des rochers qui se trouvait sur la
gauche de la grotte.
C’est là qu’une tombe avait été creusée pour Bianca.
Déjà des touffes sauvages croissaient là : des lentisques
aux parfums pénétrants, un myrte qui fleurirait au printemps
prochain.
Longuement, Scalabrino regarda ces choses, tournant autour des
rocs, arrangeant les arbustes, redressant le myrte qui se
penchait.
C’est ainsi qu’il faisait ses adieux à Bianca.
Jamais plus il ne reviendrait arroser ces plantes sauvages… mais
l’eau du ciel s’en chargerait…
Il ne parlait pas ; sa pensée muette ne lui suggérait
aucune parole à l’adresse de la morte.
Mais brusquement, comme il avait fini d’arranger à sa guise les
plants que le hasard avait fait pousser de terre, il se laissa
tomber à genoux, puis se coucha en travers des rochers, et la tête
dans les deux mains, se prit à sangloter.
L’obscurité se dissipa soudain au moment où la lune, en son
dernier quartier, se dégagea des nuages et versa sur la plateforme
une lueur pâle.
Scalabrino se releva, parut hésiter un instant encore, puis se
détournant, commença à descendre la montagne sans retourner la tête
vers les rochers sous lesquels sa fille dormait à jamais.
Il marcha à pied jusqu’à Trévise, probablement pour étourdir le
désespoir qu’il portait en lui.
Mais à Trévise, où il arriva dans la matinée, une fatigue
insurmontable s’empara de lui.
Il fréta une voiture qui le conduisit à Mestre.
De Mestre à la lagune, il fit encore le trajet à pied,
traversant cette forêt où Bembo avait poursuivi Bianca.
Enfin, il arriva à Venise le soir du 31 janvier.
Il se rendit droit au port du Lido et entra dans une auberge, où
il se fit servir un repas sommaire.
Il y toucha d’ailleurs à peine.
Évidemment, il avait simplement voulu se donner une
contenance.
Son repas terminé, une bouteille devant lui, il attendit, le
coude sur la table, les yeux fixés sur la porte.
À neuf heures, un homme entra dans la taverne, l’aperçut et vint
s’asseoir en face de lui.
Il portait le costume de marin.
« Me voici à l’heure, dit cet homme en s’asseyant.
– C’est bien, fit Scalabrino. Vous êtes prêt ?
– Oui, et vous, vous avez la somme ? »
Scalabrino toucha du doigt sa ceinture de cuir.
La figure du marin s’éclaira.
« Venez donc, en ce cas », dit-il.
Scalabrino paya sa dépense et sortit, accompagné du marin.
« Comment allez-vous faire ? demanda le colosse une
fois dehors.
– Venez, vous allez voir. »
Ils marchèrent en silence le long des vieilles maisons du
quai.
Dans la rade, les navires de l’État apparaissaient confusément,
les lignes de leurs mâts et de leurs cordages enchevêtrés sur le
fond du ciel, leurs châteaux de poupe alignant leurs fenêtres
éclairées qui renvoyaient dans l’eau des reflets mobiles,
semblables à des feux follets voltigeant à la surface de la
mer.
Le marin entra dans une maison, monta au premier étage, ouvrit
une porte et entra dans une chambre où il alluma une lanterne.
Sur un escabeau, il y avait un paquet enveloppé dans une grande
toile. Il le montra du doigt à Scalabrino, et dit :
« J’ai apporté ça hier. »
Scalabrino ouvrit le paquet.
Il contenait un costume complet
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