Les Amants De Venise
petit caprice ? Je veux voir comment t’iront ces
bijoux et cette robe blanche…
– Ma mère, que voulez-vous de moi ? s’écria la jeune
fille. Oh ! dites-le, j’aime mieux savoir la vérité, si
terrible qu’elle soit…
– Eh ! est-ce donc une chose si terrible que
d’assister à la plus belle fête qui ait été de longtemps donnée
dans Venise ?
– Ainsi, mère, c’est pour que j’assiste à la fête dont j’ai
entendu les préparatifs que vous avez fait venir ces
bijoux ?
– Oui, mon enfant, je veux que tu sois belle, toi déjà si
belle ! Je veux que ce soit un étonnement, et que tu
apparaisses à Venise comme un rêve de poète ou une madone
d’artiste. Je veux être fière de toi. Écoute, mon enfant, tu n’es
pas d’âge à te renfermer comme tu fais ; les pensées de ta
solitude finiront par te tuer. Or, je veux que tu vives, moi !
Tu sais bien que je n’ai que toi au monde, que tu es mon seul
amour… »
Ces paroles d’affection et de tendresse, Imperia les prononçait
avec une rage qui faisait violemment contraster le sens avec le
ton.
Elle s’arrêta soudain, regarda profondément sa fille, et
murmura :
« Oui, tu es belle !… Celui qui t’aimera, celui qui
sera à toi éprouvera en effet une passion définitive… tandis que
moi… »
Bianca épouvantée saisit les mains de la courtisane.
« Qu’avez-vous, ma mère ? s’écria-t-elle. Que
signifient ces étranges paroles que vous venez de prononcer ?
Oh ! vous me faites peur, vous, ma mère ! »
Imperia fit un effort sur elle-même. Elle parvint à sourire et à
rendre à son visage une physionomie apaisée.
« C’est vrai, dit-elle en riant, je suis folle ;
pardonne-moi, mon enfant. Je suis un peu nerveuse… C’est la pensée
que, pour la première fois, tu vas paraître dans une
fête. »
Elle se tourna vers le canapé où la robe était déposée.
« Regarde, Bianca, dit-elle, continuant à sourire, cette
robe te siéra merveilleusement ; j’en ai moi-même surveillé
l’exécution, et une fois habillée, une fois parée de tes bijoux, tu
seras comme une reine… que dis-je ! il n’y aura pas de reine
qui ne t’envierait… Mais il va être temps, mon enfant… je veux
t’habiller moi-même, afin que pas un détail ne vienne détruire
l’œuvre harmonieuse que j’ai rêvée pour toi…
– Ma mère, dit Bianca, je n’assisterai pas à cette
fête. »
Imperia tressaillit, et quelque chose comme un rayon d’espoir
éclaira sa physionomie convulsée. Pourtant, il fallait décider
Bianca. La jalousie et l’amour maternel se livrèrent dans son âme
un combat acharné.
Bianca eût couru un danger, que sa mère, sans aucun doute, sans
nulle hésitation, fût morte pour la sauver. Mais Bianca, aimée de
Sandrigo, devenait simplement une rivale. Et quelle rivale !
Dans tout l’éclat de sa jeune beauté, plus belle encore, à ce
moment, de l’animation qui mettait une flamme dans ses yeux et une
vive rougeur sur ses joues toujours un peu pâles.
« Vous savez, reprit la jeune fille, l’horreur que les
fêtes données en ce palais m’ont toujours causée. Vous savez
combien j’en ai souffert, et les efforts que j’ai faits pour vous
arracher à cette vie dont le côté mystérieux me pèse.
– Oh ! si elle pouvait me résister, songea ardemment
Imperia ; si elle pouvait se dérober, ne pas venir… qu’il ne
la voie pas !…
– Que ferai-je parmi ces gens que je ne connais ni ne veux
connaître ? continua la jeune fille.
– C’est nécessaire, mon enfant, dit Imperia d’une voix
étouffée.
– Nécessaire ! Je ne comprends pas. Et c’est cela qui
me tue, qui hante mes pensées, qui affole mes nuits sans sommeil,
c’est de ne pas comprendre ce qui se passe autour de moi. C’est de
ne pas comprendre, ma mère !
– Que veux-tu dire ? balbutia la courtisane.
– Écoutez ; depuis longtemps et surtout depuis mon
voyage à Mestre, il y a des choses qui m’étouffent et qu’il faut
que je vous dise. Je sens que l’heure est grave, et qu’il est temps
de parler. Ouvrons nos cœurs, ma mère, et tâchons de nous
entendre. »
Bianca parlait avec une étrange fermeté.
Sa mère ne l’avait jamais vue ainsi. Elle l’admirait. Mais en
même temps, elle la redoutait davantage. L’affreux duel de l’amour
et de la jalousie se précisait. Elle sentait que les coups
définitifs allaient être portés.
« Parle donc, dit-elle, je te
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