Les Amants De Venise
sanglots, sa pensée fut
celle-ci :
« Il est impossible que Bianca épouse Sandrigo. »
Pourquoi impossible ? Elle le décrétait ainsi, et n’avait
d’ailleurs aucune idée de ce qu’il faudrait faire pour que
l’impossibilité souhaitée fût une réalité.
Seulement, derrière cette affirmation sans bases, s’en dressait
une autre qui la dominait et qui, celle-là, était parfaitement
solide :
« C’est samedi qu’a lieu le mariage, et nous sommes à jeudi
soir ! »
Le choc de ces deux éléments l’affola. Un instant, elle se
tordit les mains. Puis elle se dit qu’il était inutile de résister
à la destinée, et qu’elle n’avait plus qu’à disparaître.
Elle se vit marchant vers un canal quelconque et se laissant
glisser dans l’eau noire. Un petit bouillonnement, et ce serait
tout : elle aurait fini de souffrir.
Tout en songeant ainsi, Juana avait rafraîchi ses yeux mouillés
par les larmes, puis, presque inconsciente, sans trop savoir où
elle allait et ce qu’elle voulait, elle descendit et se mit à
marcher.
Le sbire que Sandrigo avait laissé à sa porte la suivit pas à
pas.
Juana marcha pendant une demi-heure à l’aventure, se répétant
avec cette morne obstination des idées fixes :
« Il est impossible que Sandrigo épouse Bianca… »
Tout à coup, elle s’arrêta, et vit qu’elle était sur le bord du
Grand Canal. Quelques barcarols causaient et riaient, assis sur les
bords du quai, les jambes pendantes au-dessus de l’eau.
Juana toucha l’un deux à l’épaule.
« Voulez-vous, dit-elle, m’indiquer le palais
d’Imperia ? »
Le barcarol, sans répondre, allongea le bras.
Juana regarda dans la direction indiquée. À cent pas de là, dans
un flamboiement de lumières enfermées en des verres de couleurs
différentes, elle vit resplendir une façade de marbre.
« Est-ce là le palais Imperia ? dit-elle, comme pour
se donner le temps de réfléchir.
– C’est là, dit le barcarol. Le palais est en fête. Il
paraît que la grande courtisane a une fille et qu’elle marie cette
fille. »
Juana avait tressailli. Toute pâle, elle s’éloigna vers le
palais qui, dans la nuit bleuâtre, élevait ses marbres baignés de
lumières.
Une petite foule stationnait non loin de l’entrée.
Des mendiants, des pauvresses, des gens qui venaient prendre
leur part de la fête en admirant au passage les invités de la
courtisane ; les mendiants dans l’espoir de récolter quelque
aubaine, les petits bourgeois dans l’espoir de raconter à leurs
bourgeoises les merveilles entrevues.
Lorsque Juana s’arrêta dans cette foule, une gondole venait
d’accoster au pied du large escalier de marbre, et un homme vêtu
avec une rare magnificence, escorté de trois laquais chamarrés,
monta les marches avec une majestueuse emphase du geste et du pas.
Comme cet homme avait le visage découvert, quelques-uns le
reconnurent, et son nom circula dans la foule qui, béat
d’admiration :
« L’Arétin ! L’illustrissime poète
Arétin !… »
Presque au même moment, une autre embarcation très simple
accosta près de la gondole superbe de l’Arétin, qu’un Nubien vêtu
d’une tunique de soie blanche avait manœuvrée.
L’homme qui en descendit et qui entra aussitôt dans le palais
était masqué ; personne ne reconnut donc en lui le
cardinal-évêque de Venise, le vénéré Bembo.
Chapitre 3 MÈRE OU COURTISANE
Une courtisane comme Imperia était un État dans l’État. Elle
faisait partie de l’organisme social. Loin d’être soumise au
caprice de l’amant qui paie, elle était au contraire le centre
d’attraction ; ce n’était pas un satellite empruntant son
éclat doré au prince ou au bourgeois ; c’était un astre
brillant de sa lumière et décrivant dans le ciel des existences
fastueuses un orbe volontaire. Les grands étaient ses tributaires.
Son palais avait rang de cité comme le palais d’un Dandolo. Ses
amants passaient dans sa vie comme des ombres. Il y avait à Venise,
le doge, l’évêque, le grand inquisiteur, la courtisane, le
capitaine général. Elle exerçait une fonction, presque un
sacerdoce.
Imperia, superbe par la beauté, éclatante par l’intelligence et
les grâces de l’esprit, eût sans doute joué un rôle important si sa
nature violente ne l’eut livrée tout entière aux passions qui se
succédaient dans son cœur et sa chair. Par là, elle fut inférieure
à elle-même et à sa situation. Mère
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