Les Amants De Venise
fille étreignait sa mère dans ses bras.
« Parle », dit-elle avec fermeté.
Imperia cacha son front dans le sein de la vierge, et ce fut
ainsi, comme si les rôles eussent été intervertis et qu’elle eût
été la fille avouant une faute à sa mère, ce fut ainsi qu’elle
parla :
« Tu le veux donc ?
– Oui, je le veux !
– Ma vie, pauvre enfant… une vie de hasard et de
turpitudes… Sais-tu le nom que porte ta mère !… Tu parles de
ton père… un bandit qui ne t’a jamais vue, qui ignore même ton
existence…
– Horreur !… Terreur !…
– Oui, ma Bianca, horreur et terreur, voilà le secret que
tu me demandes, puisque tu m’obliges à te dire que lorsque je passe
et qu’on me reconnaît, les gens, avec une insultante admiration, se
disent entre eux : Voici Imperia, la célèbre
courtisane !… »
Bianca pâlit affreusement.
Mais elle contint ses larmes, elle mordit ses lèvres jusqu’au
sang pour que la clameur de désespoir et de honte qui montait de
son cœur ne franchît pas ses lèvres.
Et tandis qu’Imperia sanglotait, elle la berça dans ses
bras.
Puis Bianca dit, d’une voix infiniment tendre :
« Plus jamais un mot de tout cela, mère, mère chérie ;
ces paroles que je vous ai arrachées, je les oublie… plus jamais,
oh ! jamais, ni ma pensée, ni mes paroles ne réveilleront en
vous ces souvenirs. Mort le passé, la vie s’ouvre devant nous,
belle encore. Nous partirons ensemble, nous irons dans un pays où
nul ne nous connaîtra, où nous pourrons vivre à visage découvert,
où je serai fière de dire de vous : « Celle-ci est ma
mère bien-aimée. »
Ces derniers mots opérèrent une révolution dans l’esprit
d’Imperia. Elle fit un effort, dompta, écrasa pour ainsi dire son
émotion.
Partir ! Quitter Venise ! Ne plus revoir
Sandrigo !
Cela lui sembla une monstruosité.
La mère avait un instant dominé : la courtisane
reparaissait, avec ses passions foudroyantes qu’une heure suffisait
à déchaîner, comme une heure parfois suffisait à les abattre, avec
son tempérament de feu, avec son cynisme et son impudeur…
Ce qu’elle venait de dire l’avait simplement soulagée.
« Partir ! dit-elle, hélas ! ce serait mon
bonheur ; mais c’est impossible !
– Impossible ! s’écria Bianca stupéfaite de voir sa
mère insister après l’effroyable aveu qui la faisait palpiter,
elle, comme si son cœur eût été près d’éclater.
– Ne m’interroge pas davantage, reprit fiévreusement la
courtisane. Sache seulement que, de ma vie passée, des
circonstances sont nées qui m’acculent au désespoir, et que je suis
perdue si tu ne consens à me sauver.
– Parlez, ma mère, je suis prête.
– Eh bien, mon enfant, ce mariage… c’est ce mariage qui
peut me sauver. Ne crois pas au moins que je veuille sacrifier ton
bonheur. L’homme qui m’a avoué son amour pour toi – elle eut une
crispation des sourcils en parlant ainsi – cet homme occupe dans
Venise une situation enviée. Il est fort, il est jeune, il est
beau… si beau que bien des jeunes filles voudraient être à ta
place… Le lieutenant Sandrigo, Bianca, est destiné au plus bel
avenir. Près de lui, tu seras riche, considérée, estimée et ta mère
mourra heureuse, te sachant heureuse. »
La courtisane éclata de nouveau en larmes.
Elle s’apitoyait sur elle-même à l’évocation de Sandrigo et
admirait vraiment le sacrifice qu’elle faisait à sa fille oubliant
d’ailleurs ce qui était convenu avec Bembo.
« Ni celui-là, ni un autre, s’écria Bianca frémissante,
jamais !
– Tu dois l’aimer, poursuivit Imperia, comme si elle n’eût
pas entendu, ne fût-ce que par reconnaissance, puisque c’est lui
qui t’a sauvée et ramenée près de moi.
– Jamais !… oh ! celui-là surtout ! Je le
hais !
– Pourquoi ? Que t’a-t-il fait ? »
Bianca rougit et pâlit coup sur coup.
« À moi… rien !
– À qui, alors ? Voyons, parle… »
La courtisane redoubla d’attention.
« À mon tour, ma mère, je vous en supplie, ne m’interrogez
pas davantage, bégaya Bianca.
– Veux-tu que je te dise ce qui se passe en toi,
Bianca ? »
La jeune fille frémit.
« Tu hais Sandrigo, parce que tu aimes.
– Moi !…
– Tu aimes celui qui hait Sandrigo ; tu aimes,
malheureuse ! Tu aimes Roland Candiano !
– Roland Candiano ! fit Bianca avec un étonnement
sincère. Je ne connais pas cet
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