Les Amants De Venise
reconnus,
soit simplement par cette passion du mystère qui caractérisait les
Vénitiens. On aimait alors à « intriguer » dans les
fêtes, c’est-à-dire à faire chercher qui pouvait bien être tel beau
cavalier qu’on ne reconnaissait ni à sa taille ni à son costume. Il
va sans dire que lorsqu’il s’agissait d’une fête chez une
courtisane telle qu’Imperia, la majeure partie des invités
cachaient soigneusement leurs visages. Seuls les jeunes gens et
ceux qui n’avaient rien à craindre de la médisance venaient à
visage découvert.
La fête devait commencer à dix heures pour se terminer à deux
heures du matin. On en parlait dans Venise depuis trois jours, et
les initiés vantaient d’avance les merveilles grâce auxquelles
Imperia comptait éblouir Venise accourue chez elle.
Au moment où Roland acheva de s’habiller, il était onze heures
et demie, c’est-à-dire que la fête de la courtisane devait battre
son plein.
Roland descendit dans cette pièce du rez-de-chaussée où, la
veille, Scalabrino lui avait amené – apporté si mieux l’on aime –
Guido Gennaro, le chef de la police.
Là, plusieurs hommes étaient rassemblés.
Et si le même Gennaro se fût trouvé là, il eût précisément
reconnu ceux qui, derrière le maître-autel de Saint-Marc, l’avaient
jugé et condamné.
Chacun de ces hommes avait sans doute reçu des instructions
antérieures, car Roland se contenta de leur dire.
« Vos hommes sont prêts ?
– Ils seront à leurs postes à deux heures, maître.
– Bien ; à deux heures et demi précises, je sortirai
du palais. Alors, c’est qu’il ne faudra rien faire. Si, au
contraire, je n’ai point paru, l’attaque commencera lorsque tintera
la demie. »
Les chefs se levèrent, saluèrent gravement celui qu’ils
appelaient « maître » et sortirent sans bruit.
« Réussirons-nous, monseigneur ? » demanda alors
Scalabrino d’une voix tremblante.
Roland sourit.
« Rassure ton cœur paternel, dit-il de cette voix douce,
grave et tendre qui produisait une si profonde impression sur
Scalabrino ; rassure-toi, mon brave compagnon ; nous
sommes deux cents pour cerner un palais et faire capituler une
femme…
– C’est vrai, monseigneur, pardonnez-moi. Je devrais avoir
ce soir la confiance sans limites que j’ai en vous. Je sais que
vous me rendrez ma fille ; j’en suis sûr uniquement parce que
vous me l’avez promis. Et pourtant… Je redoute je ne sais quel
malheur imprévu.
– Ce soir à huit heures, Bianca était encore dans son
appartement au fond du palais de sa mère ; je m’en suis
assuré… »
Scalabrino garda un moment le silence.
« Monseigneur, reprit-il tout à coup, vous avez assigné à
chacun son rôle excepté à moi. Que devrais-je faire ?
– Toi, rien. Tiens-toi sur le quai, en face la porte
d’entrée du palais Imperia. Et attends là jusqu’à l’heure convenue,
c’est-à-dire jusqu’à la demie de deux heures.
– Pourquoi n’aurai-je rien à faire, moi ? » fit
Scalabrino. Roland plaça sa main sur l’épaule de Scalabrino.
« Parce que, pauvre père, ta pensée vacille, ton cœur
frémit ; ta main tremblerait ; songe qu’une hésitation
pourrait tout compromettre. Crois-moi, laisse-nous faire, nos
compagnons et moi. Ce qui a réussi une fois en de mauvaises
conditions, doit réussir ce soir où les conditions les plus
favorables sont réunies. »
Scalabrino s’inclina, vivement ému.
« Monseigneur, dit-il, j’admire avec quelle délicatesse
vous savez tout prévoir et tout dire. Vous avez raison… je me sens
nerveux au point que j’aurai de la peine à ne pas me ruer dans ce
palais… dans cette caverne, devrais-je dire.
– À deux heures et demie, songes-y !
– Soyez tranquille, monseigneur, je saurai me
contenir. »
C’est en effet la colère et l’emportement de Scalabrino, que
Roland avait redoutés, plutôt que son hésitation.
Il sortit en faisant un dernier signe de la main à
Scalabrino ; une demi-heure plus tard, c’est-à-dire un peu
après minuit, une gondole le déposait devant le palais
d’Imperia.
*
* *
Nous revenons maintenant à Juana.
La nouvelle du mariage de Sandrigo et de Bianca, apprise de la
bouche même de l’homme qu’elle aimait, l’avait tout d’abord comme
assommée.
Juana était une nature impulsive.
Sa pensée du moment se traduisait aussitôt par l’acte qui
condensait cette pensée.
Or, après la première crise de
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