Les Amants De Venise
répondrai selon mon cœur,
comme tu me le demandes.
– Eh bien, donc, avant tout, je veux savoir pourquoi ma
présence à cette fête est nécessaire ; c’est vous qui avez dit
le mot ; pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier ? pourquoi
voulez-vous que je paraisse dans vos salons, alors que jusqu’ici
vous mettiez tous vos soins à ce que je n’en entende même pas les
bruits ?
– Parce que les temps sont changés, mon enfant : parce
que… ne comprends-tu pas que tu arrives à l’âge où des
préoccupations nouvelles doivent entrer dans l’esprit ? Hier
encore enfant, aujourd’hui jeune fille, demain tu seras une
femme…
– Ce qui veut dire que vous songez à me marier ? fit
Bianca.
– C’est vrai !
– Vous avez déjà choisi l’homme que vous me
destinez ?
– C’est encore vrai, dit Imperia en s’assombrissant.
– Et si je vous disais que je ne veux pas, que mon bonheur
est de rester comme je suis, si je vous priais une fois encore de
m’emmener loin de Venise, de partir avec moi ?
– Je te répondrais que ton mariage est nécessaire.
– Encore ce mot ! Nécessaire à qui ? Ah !
parlez, mère, puisque vous avez commencé.
– À moi ! » fit sourdement Imperia.
Il y eut entre la mère et la fille un de ces silences qui
présagent l’orage. Imperia baissait la tête. Ses yeux lançaient des
éclairs. Bianca, au contraire, cherchait le regard de sa mère, et
bien que très émue elle-même, paraissait décidée à aller jusqu’au
bout de l’entretien. La soudaine annonce de son mariage l’avait
bouleversée. Mais elle comprenait qu’il lui restait bien des choses
à apprendre et qu’il lui fallait conserver ses forces.
« Voilà, dit-elle lentement, ce qui m’épouvante, ma mère.
Il y a en vous quelque chose d’obscur que je veux éclairer ;
souvent, dans mes longues nuits où je laissais mes pensées
enfiévrées m’emporter au gré de leurs tourbillons, je me suis
demandé pourquoi mon enfance s’est écoulée loin de vous ; je
me suis demandé pourquoi, m’ayant ramenée près de vous, vous avez
mis un mur entre nos deux existences. Pourtant, je sens que vous
m’aimez, et moi je vous aime… Il y a donc quelque chose qui nous
sépare !… Vous ne me faisiez sortir que le soir, à la nuit
tombée ; et vous aviez bien soin de voiler mon visage ;
vous-même, on eût dit que vous vouliez être impénétrable ;
ici, dans votre palais, dans votre maison, dans la demeure
familiale où j’aurais dû être partout chez moi, je vivais retirée
comme dans une maison à part. J’ai bien souffert de cette
existence, ma mère et ce qu’il y avait de plus terrible en tout
cela, c’est que je comprenais que vous, de votre côté, vous en
étiez aussi malheureuse que moi, et qu’il y avait, pour tant de
mystère, une raison plus puissante que vous !… Mais ce n’est
pas tout. Je me suis demandé aussi pourquoi vous ne m’avez jamais
parlé de mon père.
– Ton père ! interrompit sourdement Imperia.
– N’ai-je donc pas un père, moi ? Suis-je donc une
fille sans nom ? »
La question jaillit des lèvres de Bianca avec la violence du
sentiment longtemps comprimé qui se fait jour enfin.
Imperia s’était écroulée sur un fauteuil. Dans sa vie de
courtisane, elle n’avait pas prévu que sa fille, un jour, se
dresserait pour lui demander le nom de son père.
Ah ! pourquoi avait-elle une fille ! Pourquoi
aimait-elle cette enfant ! Pourquoi ce sentiment s’était-il
glissé et peu à peu fortifié dans son misérable cœur !
Pourquoi, ayant une fille, elle, la courtisane, fallait-il que
cette fille fût un ange de pureté, un esprit droit et ferme, une
intelligence lucide, douée des plus nobles qualités !…
Imperia éprouvait à cette minute une mortelle angoisse.
Elle oubliait tout ! Sandrigo et Bembo et la fête et le
mariage !
Une honte effroyable l’accablait.
« Tais-toi ! balbutia-t-elle. Tais-toi ! ô
Bianca, tu ne sais pas ce que tu remues de honte… »
À peine eut-elle prononcé ce mot que la hideur de sa vie lui
apparut comme si un voile se fût soudain déchiré devant ses
yeux.
Bianca avait saisi les deux mains de sa mère, et attachait son
regard brûlant sur ses yeux, comme si elle eût voulu lire jusqu’au
fond de sa pensée.
« Des hontes ! murmura-t-elle d’une voix brisée, des
hontes ! Ah ! ma mère, vous en dites trop ou trop
peu…
– Je t’en supplie, Bianca. »
La jeune
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