Les Amants De Venise
forêt.
« Fou que j’ai été, grommelait-il tout en courant ; je
vais arriver à Mestre, c’est bien ; mais sur quel point de la
ville devrai-je me diriger ? Précipitation imbécile !
J’aurais dû me renseigner à Imperia… »
Et il courut plus vite, son seul espoir étant de rejoindre
Bianca avant qu’elle atteignît Mestre.
Quant à se tromper de chemin, il n’y avait pas moyen. La route
était droite, et il était difficile de supposer que la jeune fille,
en pleine nuit, eût essayé de prendre quelque chemin de
traverse.
« Et si je l’atteins, que ferai-je ? »
songea-t-il tout à coup.
La question fit battre ses tempes. Une sève de passion furieuse
monta à sa tête, et il se vit saisissant Bianca, la renversant, la
prenant là, sous la forêt, dans le mystère de la nuit et des
profondeurs, sous le coup de vent âpre qui faisait craquer les
branches mortes comme le vent de folie passionnelle faisait
vaciller sa pensée.
Et puis après ?…
Après ? Il ne savait plus.
Irait-il à Mestre ? Retournerait-il à Venise ?
Bembo était parti du palais Imperia tout frémissant, poussé par
une seule idée fixe : rejoindre Bianca, sans réfléchir, sans
faire de plan. Maintenant, les difficultés se présentaient. Il
finit par se mettre en repos en grondant : Que je
l’atteigne ! qu’elle soit à moi ! Et nous verrons bien
après…
Il courait, les dents serrées, les yeux exorbités, cachant
soigneusement sa lanterne sous son manteau, ne la sortant parfois
que pour éclairer un instant la route lorsqu’il entendait un bruit
devant lui.
Tout à coup, il s’arrêta net, très pâle, secoué d’un soudain
frisson qui fit claquer ses dents.
Bianca était devant lui, à vingt pas.
L’émotion fut si violente qu’il demeura pétrifié, comme dans ces
cauchemars où l’on cherche vainement à s’élancer.
La résolution lui revint dès que la jeune fille eut à nouveau
disparu. Alors il se mit à courir, bondit, enfiévré, la tête
perdue ; quelques secondes plus tard, il fut sur elle, et la
vit agenouillée, râlant de terreur.
Un sourire de triomphe plissa ses lèvres.
Cette fois, elle était à lui !…
Chapitre 6 LA GONDOLE D’AMOUR ET DE MORT
Roland Candiano, un peu après minuit, avait fait le tour du
palais Imperia pour s’assurer que chacun était à son poste. Le
nouvel enlèvement de Bianca avait été préparé par lui avec le calme
et le soin méticuleux qui assurent la réussite aux entreprises les
plus difficiles. Or, celle-ci était relativement aisée. Roland,
donc, en revenant à la façade du palais, sur le canal, et en y
retrouvant Scalabrino qu’il avait laissé là, put affirmer à son
compagnon que deux heures plus tard, une fois la fête finie, Bianca
serait en sûreté.
Scalabrino remercia d’un signe de tête.
Roland pénétra dans le palais.
D’un coup d’œil il fit le tour de la salle immense où il venait
d’entrer. Il vit Imperia souriante, admirablement belle, sous son
dais de soie blanche, dans l’éclat des lumières douces que
répandaient les cires parfumées ; près d’elle, il reconnut
Sandrigo ; le couple était entouré d’une petite cour qui
adressait ses compliments autant à Sandrigo qu’à la courtisane.
Sandrigo, reconnu pour l’amant en titre de la belle Imperia,
avait acquis du coup droit de cité dans la société vénitienne.
Le soir encore, simple lieutenant inconnu, il devenait tout à
coup un personnage par la toute-puissance de la magnifique
courtisane.
Roland marcha de groupe en groupe, cherchant Bianca.
Il ne la vit pas.
Une sourde inquiétude commença à le gagner.
Certain que la jeune fille n’était pas dans cette fête qui était
donnée pour elle, il revint dans le salon où trônait Imperia.
Elle s’était levée de son siège, et s’était approchée avec
Sandrigo d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le canal.
Roland, après l’avoir cherchée quelque temps, finit par la
découvrir dans l’embrasure de cette fenêtre, à demi cachée par les
grands rideaux de brocart qui retombaient lourdement.
Il s’approcha, s’assit contre le rideau.
Imperia et Sandrigo, accoudés à l’appui de velours, regardaient
dans la nuit.
De loin en loin, ils échangeaient de vagues paroles.
« Ainsi, fit soudain Sandrigo, reprenant sans doute une
conversation que la courtisane avait laissé tomber, ainsi elle n’a
pas voulu assister à cette fête ?…
– Je l’ai vainement
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