Les Amants De Venise
vénitienne. Est-ce
vrai ? »
Imperia tressaillit.
Cependant, ce fut d’une voix tranquille qu’elle
répondit :
« C’est vrai.
– Si mes renseignements continuent à être exacts, reprit
Roland, il ne s’agissait pas seulement d’une présentation, mais de
véritables fiançailles entre votre fille Bianca et le lieutenant
Sandrigo.
– C’est encore vrai !
– Or, je viens, comme je vous le disais, de parcourir vos
salons. J’y ai vu le fiancé. Mais j’y ai vainement cherché la
fiancée. Et l’idée m’est venue de vous demander, madame :
pourquoi Bianca n’est-elle pas présente à la fête que vous donnez
pour elle ? »
Un frémissement agita la courtisane.
Elle comprit ou crut comprendre ce qui avait poussé Roland
Candiano.
Roland aimait Bianca.
Et s’il était audacieusement venu à cette fête, lui, le
proscrit, s’il risquait sa tête dans cette folle démarche, c’est
qu’il était poussé par le désespoir et l’amour.
Elle comprit que si elle frémissait, c’était d’une jalousie
furieuse.
« En vérité, dit-elle d’une voix altérée, je pourrais vous
demander au nom de qui et de quoi vous venez me poser de pareilles
questions…
– Il me semble que nous avons eu déjà un entretien de ce
genre et que je vous avais convaincue du droit que j’ai de vous
surveiller, d’analyser vos actes, et enfin de vous
interroger. »
Roland avait prononcé ces mots avec une froideur pleine de
menaces.
« Je vous répondrai donc, dit Imperia. Ma fille n’est pas
présente à cette fête parce qu’elle n’a pas voulu y assister.
– Vous mentez, madame », dit Roland avec le même
calme.
Sous l’insulte, Imperia baissa la tête.
Elle répondit avec une sorte d’humilité qui stupéfia
Roland :
« Épargnez-moi… Si je vous dis que ma fille n’a pas voulu
assister à cette fête, c’est que je ne puis vous dire autre
chose.
– Il faut cependant que vous parliez, reprit Roland avec
une fermeté menaçante. Je veux, entendez-vous, je veux savoir ce
que Bianca est devenue.
– Ah !… cria la courtisane, vous l’aimez
donc ! »
Toute sa jalousie fit explosion dans ce cri de douleur et de
rage. À ce moment, Bianca fût apparue soudain qu’elle se fût
peut-être jetée sur elle.
Devant la révélation de ce sentiment, Roland demeura quelques
secondes frappé d’étonnement.
Imperia conçut ce silence comme un aveu, comme une proclamation
de l’amour de Roland pour Bianca.
Dès lors, toutes les fureurs se déchaînèrent en elle.
Elle se leva, livide, le visage plaqué de taches bilieuses, et
la magnifique beauté de cette femme parut s’évanouir dans une sorte
de décomposition spectrale.
« Tu l’aimes ! bégaya-t-elle d’une voix entrecoupée et
sifflante, tu l’aimes ! bon ! nous allons rire !…
Apprête-toi à subir la plus effroyable des tortures, la torture
même que tu m’as infligée ! Ah ! tu m’as dédaignée,
méprisée, bafouée ! ah ! tu m’as condamnée au rare
supplice de conquérir d’un seul coup d’œil tous les hommes, excepté
un seul, excepté toi, que j’aime !… Ah ! tu n’as eu ni
pitié ni miséricorde dans ton cœur pour la misérable qui se roulait
à tes pieds… Et maintenant tu viens me dire que tu aimes à ton
tour ! Ce n’est plus Léonore, n’est-ce pas ? C’est
Bianca ?… Eh bien, sache d’abord une chose, que tu ignores
peut-être : c’est que Bianca t’adore ! Oui, la fille
t’adore comme la mère t’a adoré ! »
Roland tressaillit.
Il ne douta pas un instant de la vérité qu’il avait déjà
entrevue.
Un instant, ses poings se serrèrent.
Mais il se contint, voulant tout savoir.
Imperia, avec cette lucidité particulière qu’elle gardait jusque
dans le déchaînement de ses passions, remarqua ces nuances ;
elle vit Roland pâlir.
« Oui ! continua-t-elle avec plus de fièvre, tu
t’indignes de ce que j’ose parler ainsi de ta nouvelle idole, comme
tu t’indignas jadis quand je te parlai de Léonore… Ma bouche de
courtisane profane la pureté de tes amours, n’est-ce pas, monsieur
l’honnête homme ? »
Elle s’arrêta un instant, et comme Roland demeurait silencieux,
sévère et grave, elle reprit en distillant ses paroles goutte à
goutte comme un poison corrosif :
« Sache donc d’abord ceci : Bianca t’aime. Ne le
savais-tu pas ? Tant mieux, car ce m’est une double joie de te
l’annoncer. Mais ce n’est pas tout,
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