Les Amants De Venise
acheva-t-elle dans un éclat de
rire délirant, ce n’est pas tout, mon cher ! Cette Bianca que
tu aimes, un autre l’aime aussi. Tu le connais… c’est un de tes
meilleurs amis… c’est ton bon ami Bembo… à qui tu l’as disputée une
fois… Eh bien, maintenant que tu sais tout cela, souffre comme un
damné, apprends la fin… Sais-tu où est Bianca ? Sais-tu où est
la chaste fille de la courtisane avilie ? Dans les bras de
Bembo où je l’ai jetée moi-même ! Cherche où ils sont, et
trouve si tu peux ! »
Elle se tut brusquement, et s’affaissa dans un fauteuil en proie
à une crise nerveuse, secouée par cet éclat de rire qui fusait sur
ses lèvres tordues.
Roland s’était levé. Une furieuse colère gronda en lui.
« La dernière heure de cette femme est venue ! »
pensa-t-il. Et froidement, il tira son poignard.
Mais son bras levé ne s’abattit point.
Lentement, il remit le poignard au fourreau et
murmura :
« Non, ce n’est pas à moi à faire justice d’un tel
crime ! »
Il jeta sur Imperia un regard glacial et sortit,
songeant :
« Pauvre, pauvre petite Bianca ! Perdue !
Ah ! la malheureuse enfant !… Trop tard ! Je suis
arrivé trop tard !… »
Il sortit du palais, et courut à l’un des chefs qui étaient
postés aux environs.
« Prends vingt hommes, dit-il, cours au palais de l’évêque,
entres-y de gré ou de force, fouille le palais tout entier, et si
Bembo y est, amène-le-moi dans Olivolo, mort ou vif… »
L’homme s’élança.
« Si Bembo y est ! songea tristement Roland.
Hélas ! faible chance !… »
Un immense chagrin lui venait.
Quoi ! Bianca, cette hermine immaculée aux mains du hideux
Bembo !
Quoi ! une telle profanation était possible, et c’était la
mère de Bianca qui l’avait préparée !…
« Que meure donc cette misérable, gronda-t-il, puisque je
ne l’épargnais que pour son amour pour la pauvre
petite !… »
Il avait remis son masque et s’était enveloppé d’un manteau qui
le rendait méconnaissable.
Il revint alors vers la façade du palais.
Scalabrino était toujours à son poste, attendant avec une
mortelle anxiété l’heure convenue.
« Pauvre père ! murmura Roland ; pauvre vieux
compagnon de mes douleurs ! Oh ! suis-je donc vraiment
maudit que tout ce qui me touche et m’entoure est frappé comme je
l’ai été moi-même ! »
À ce moment, Scalabrino aperçut Roland.
Il pâlit et s’avança vivement.
« Eh bien, maître ? demanda-t-il.
– Suis-moi », répondit Roland.
Il se mit à parcourir lentement les bords du canal, examinant
attentivement les nombreuses gondoles amarrées qui avaient amené
les invités d’Imperia.
« Ma fille, maître ? interrogea sourdement
Scalabrino.
– Viens, viens… »
Il paraissait chercher quelqu’un ou quelque chose.
Enfin, il s’arrêta devant une belle gondole de cérémonie dont la
tente, d’une richesse inouïe, formait dans la nuit un dais
scintillant et se terminait en haut par une couronne en or.
De lourdes tentures de soie remplaçaient les rideaux de cuir
qu’on mettait à ces tentes. L’intérieur en était capitonné ;
des coussins de velours s’empilaient pour le repos de la fastueuse
propriétaire de cette gondole, à l’arrière de laquelle un homme,
enveloppé d’un manteau pour se garantir de la fraîcheur attendait,
assis.
« Tu vois cette gondole ? dit Roland.
– Oui, maître, répondit Scalabrino en frémissant ;
mais Bianca…
– Patience… Cette gondole appartient à la courtisane
Imperia, tu entends ?
– J’entends, maître !…
– Tout à l’heure, les invités d’Imperia vont se
retirer ; le palais va devenir silencieux et muet ; mais
tu ne t’en iras pas. Tu attendras…
– Ici, maître ?…
– Ici… ou peut-être ailleurs, comme tu voudras, comme ton
cœur t’inspirera… Écoute, lorsque tout le monde sera parti, tu
verras Imperia venir prendre place dans cette gondole, accompagnée
de Sandrigo… comprends-tu ?…
– Oui, oui, maître !… Ma fille ! ma fille !…
Qu’est-il arrivé ?
– Patience, encore une fois. Donc, Imperia et Sandrigo vont
tout à l’heure se promener dans cette gondole. Je ne t’en dis pas
plus en ce qui concerne cet homme et cette femme. Le reste te
regarde… »
Scalabrino comprit qu’il allait apprendre le malheur qu’il
sentait dans l’air, selon son expression.
« Maintenant, reprit Roland, suppose
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