Les Amants De Venise
signora
Altieri ? »
Les yeux de Roland flamboyèrent.
« C’est Grimani, dit tranquillement Gennaro ; Grimani
le jeune. Voici comment il doit s’y prendre : la signora, deux
fois par semaine, à des jours fixes fait une promenade en
gondole…
– Je sais, dit Roland, d’une voix rauque.
– Toujours la même, continua Gennaro : elle va
jusqu’au pont des Soupirs, s’y arrête un moment, puis rentre dans
son palais…
– Je sais, répéta Roland, et sa voix eut un accent
désespéré.
– Eh bien, le seigneur Grimani doit profiter de l’une de
ces occasions. J’ai fini, monseigneur. Je me permets simplement de
vous demander si j’ai bien tenu parole, et si j’ai réellement payé
la dette que j’avais contractée vis-à-vis de vous.
– Oui ! dit Roland.
– En ce cas, monseigneur, et dans trois jours, prenez garde
au chef de police dont c’est le devoir d’assurer votre
arrestation. »
Guido Gennaro s’inclina et se retira.
On a remarqué qu’au courant de toute cette conversation, le chef
de police avait appelé Roland « Monseigneur ».
On a remarqué aussi qu’à deux ou trois reprises différentes, il
avait presque ouvertement fait entendre que Roland serait doge un
jour prochain et qu’il lui demandait la place de grand inquisiteur.
Roland était demeuré impénétrable.
Une fois dehors, Guido Gennaro, selon sa vieille habitude, se
frotta énergiquement les mains, en grommelant :
« Je lui ai payé ma dette, oui, certes. Mais c’est lui,
maintenant, qui est mon débiteur. Or çà, je crois que j’ai assez
bien travaillé. Que se passe-t-il ? Les conspirateurs sont en
pleine sécurité. Le doge a désigné le jour de la grande cérémonie
du mariage avec l’Adriatique. C’est ce jour-là que doit éclater la
conjuration. Or moi, d’ici là, je prends position. Si les choses
tournent contre Candiano, je dénonce la conspiration, et en même
temps, j’arrête Candiano. Du coup, je suis grand inquisiteur. Si
les choses, au contraire, tournent en faveur de Candiano, je laisse
faire les conspirateurs qui ne se doutent guère de ce qui les
attend. Et alors, Roland Candiano, doge me fait grand inquisiteur.
Bref, que ce soit Foscari ou Candiano qui l’emporte, moi, j’ai
assuré ma victoire. Pas mal, monsieur Gennaro, futur grand
inquisiteur de Venise !… »
À la porte de l’église, le chef de police avait fait signe à un
homme de s’approcher.
L’homme était un de ses agents secrets.
« Il y a là quelqu’un, dit Gennaro.
– J’ai vu, Excellence.
– Avez-vous reconnu ?
– Non.
– Et je vous défends de reconnaître.
– Que faut-il faire, alors ?
– Simplement suivre le quelqu’un, ne pas le perdre de vue
un seul instant, et venir ce soir me dire ce qu’il aura fait.
– Très bien, Excellence.
– Si le quelqu’un a une altercation avec quelqu’un de la
ville…
– Avec qui, par exemple ?
– Avec quelque jeune seigneur, comme le fils de Grimani,
par exemple. Eh bien, si cette altercation se produit, et s’il y a
l’un ou l’autre des combattants qui meure, il sera inutile de
continuer la surveillance et vous viendrez me prévenir à
l’instant.
– Compris, Excellence ! »
Guido Gennaro s’éloigna alors. Et l’agent secret, prenant
position en face du portail de l’église, attendit la sortie du
« quelqu’un » avec cette patience, qui distingue les
sbires.
Quant à Guido Gennaro, à peine rentré chez lui, il reçut la
visite d’un envoyé de Bembo, qui le priait de passer à son palais,
ajoutant que la demeure du cardinal-évêque avait été envahie
pendant la nuit par un fort parti de malandrins.
« Bon ! pensa le chef de police, le cercle, le fameux
cercle de fer dont je parlais au futur doge de Venise se resserre
d’un cran ! »
Et s’étant débarrassé de son déguisement, il se rendit tout
courant au palais de Bembo.
Le lecteur a assisté à l’entretien qui eut lieu entre ces deux
personnages, Bembo cherchant à démontrer par son attitude qu’il
n’avait nulle envie de quitter Venise, et Guido Gennaro cherchant à
frapper l’esprit de l’évêque pour essayer de surprendre une
parcelle de vérité dans quelque exclamation.
On a vu que chacun d’eux avait réussi :
Bembo avait pu sortir de Venise sans avoir éveillé le moindre
soupçon…
Et le chef de police avait acquis la certitude définitive que
Bembo était condamné par Roland Candiano.
Un seul point
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