Les Amants De Venise
S’est-elle occupée de
me sauver, moi, pendant que je râlais au fond de mon tombeau !
Elle a empêché mon arrestation dans la maison Dandolo… la belle
affaire ! Mon arrestation nouvelle l’eût troublée, inquiétée…
elle n’a pas osé me dire un mot, alors. C’est elle qu’elle gardait
en me gardant !… Oh ! jadis, quand j’accourais à l’île
d’Olivolo, celui qui m’eût dit que Léonore n’était pas la pureté
même de l’amour, l’abnégation et le dévouement réalisés dans une
âme magnifique, celui-là, je l’eusse tué ! Et tandis que je
creusais ma mine pour me rapprocher d’elle, tandis que mes ongles
s’ensanglantaient sur la pierre, tandis que je hurlais de
désespoir, elle songeait à remplacer l’amour défunt par un autre
amour ! Ah ! la pauvre fiancée fidèle et chaste !
Elle est en danger ? Eh bien ! n’est-ce pas la punition
qui vient ; et pourquoi irais-je me placer entre elle et le
châtiment que lui a préparé la fatalité sans que je m’en
mêle ?… »
Toutes ces pensées, que la parole retrace trop longuement
fulgurèrent en quelques instants.
Il souffrit atrocement. Des sanglots râlèrent en lui, tandis que
son visage pétrifié ne laissait voir qu’une rêverie…
Et tout à coup se produisit l’aveuglante lueur.
« Malheureux ! je l’aime encore ! Je l’aime
éperdument ! Je n’ai cessé de l’adorer ! Et moi qui n’ai
jamais tremblé, je tremble à la seule pensée qu’un danger la
menace !… »
Par degrés d’efforts il se calma, se dompta.
Et à la question que Gennaro venait de lui poser, il répondit
d’une voix basse, presque humiliée – une voix de vaincu :
« Quel est ce danger qui menace la fille de
Dandolo ?…
– Monseigneur, fit vivement Gennaro, c’est vous qui l’avez
nommée. Eh bien, oui, c’est d’elle qu’il s’agissait… Sachez donc,
monseigneur, que j’ai eu l’idée d’utiliser le tombeau des cryptes
de Saint-Marc. Bien que la réunion à laquelle il vous a plu de me
faire assister d’une si étrange façon fût la dernière, je pensais à
certains indices que quelques-uns des conspirateurs auraient l’idée
de s’y réunir encore secrètement, c’est-à-dire à l’insu des autres
conjurés, et surtout du capitaine général Altieri… En effet, vous
n’avez pas oublié la discussion qui eut lieu au sujet de Dandolo
lorsque les conspirateurs surent que celui-ci se retirait. C’est
ici que j’aborde au point délicat de mon rapport… de notre
entretien, veux-je dire !… »
Et Guido Gennaro s’arrêta un instant comme pour juger de l’effet
de ce lapsus volontaire ou non.
Mais sur la physionomie fermée de Roland, il ne lut qu’une
profonde attention.
Il continua donc, affectant d’ailleurs de donner à son récit la
tournure d’un véritable rapport de police :
« M’étant donc, dès le lendemain soir, caché dans le
tombeau en question, je vis arriver vers onze heures du soir une
quinzaine d’entre les conjurés. Ces seigneurs reprirent entre eux
la discussion qui avait eu lieu la veille en présence d’Altieri,
chef de la conspiration. Ils décidèrent qu’il y avait lieu de se
débarrasser au plus tôt de Dandolo, à cause de l’extrême danger
qu’il y avait à laisser la vie à un homme qui, connaissant toute la
conspiration, s’en retirait sans motif appréciable. Ce point
arrêté, l’un de ces seigneurs se leva et fit remarquer que le
seigneur Dandolo, depuis quelque temps vit renfermé avec sa fille,
la signora Altieri. Il ajouta qu’il tenait de source certaine que
la signora était au courant de la conspiration et qu’elle avait
menacé son mari de la dénoncer.
« Ce récit produisit une profonde impression sur l’esprit
des conjurés présents. À la suite d’une discussion rapide, la mort
de la signora Altieri fut décidée, et on tira au sort pour savoir
qui frapperait Dandolo et qui frapperait sa fille… »
Guido Gennaro s’arrêta encore et examina Roland.
Cette fois, il était sûr d’avoir produit son effet.
Une pâleur livide s’était étendue sur le visage de Candiano qui,
peut-être pour étouffer quelque cri, se mordait les lèvres à tel
point qu’elles saignaient. Et cette tache rouge dans ce visage
livide était effrayante.
« Monseigneur, poursuivit Gennaro, voulez-vous le nom de
l’homme qui doit frapper Dandolo ?…
– Non, répondit sourdement Roland.
– Le nom de l’homme qui doit frapper la
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