Les amours blessées
connaissait le propriétaire.
Je nous revois, dans la lumière blafarde et humide d’un matin de février, assis tous deux devant la cheminée noircie de la salle où on nous avait laissés seuls pour un court moment. Enveloppés dans nos manteaux fourrés, les pieds sur les chenets, nous nous tenions la main en parlant des événements qui déchiraient la France, d’Henri III qui ne semblait pas apprécier les œuvres de Pierre autant que son frère défunt, des derniers poèmes publiés, de notre amour aussi durable que discret…
Entraînés par le dégel, de lourds paquets de neige glissaient du toit pentu de la bâtisse rustique qui nous abritait. Avec un bruit mou, ils tombaient sur le sol de la cour où ils s’écrasaient comme de blanches bouses hivernales.
En dépit de la cruauté des temps que nous vivions, nous nous sentions presque heureux parce qu’en paix avec nous-mêmes.
Peu de temps après son mariage, Henri III réorganisa l’Académie de poésie et de musique déjà existante depuis le règne de Charles IX. Il donna à cette docte assemblée le nom d’Académie du Palais.
Ronsard en fut tout de suite le plus beau fleuron. Il y rencontra Agrippa d’Aubigné dont la passion pour Diane, ma nièce si chère, devait se terminer tragiquement.
Antoine de Baïf, Amadis Jamyn, secrétaire de Pierre, Ponthus de Thiard, Pibrac et Desportes en faisaient également partie. Bénéficiant encore de la tradition établie par les anciennes cours d’amour, certaines grandes dames s’y virent admises.
Je ne suivis que d’assez loin ces événements mondains. J’avais d’autres préoccupations. La duchesse de Lorraine, protectrice de mon époux, était morte dans les semaines qui avaient suivi le sacre de son frère. Sa disparition entraîna pour mon mari la perte de sa charge sans que se dessinât la possibilité d’en obtenir une autre.
Revenu à Pray où je résidais avec Cassandrette, Jean se montra de plus en plus difficile à vivre. Désœuvré, aigri, toujours aussi méfiant et agressif à mon égard, aussi froid et distant envers ma fille, il parvint à me rendre odieuse toute promiscuité avec lui. Mon existence était tissée de reproches, de criailleries, de scènes, qui me laissaient meurtrie et remplie de dégoût. Saturée de rebuffades et décidée à soustraire Cassandrette à une malveillance dont je craignais pour elle les effets destructeurs, je résolus enfin de me retirer à Courtiras de façon définitive. En prévision de l’insécurité toujours menaçante, j’achetai alors à Blois une demeure où nous réfugier toutes deux en cas de danger grave. Cette maison est demeurée la mienne jusqu’à aujourd’hui.
Un événement domestique m’aida à réaliser mes intentions. Jean s’amouracha sur le tard d’une jeune veuve des environs. Délaissant enfin ses autres maîtresses, dont Gabrielle de Cintré, qui se vit réduite après cet abandon à payer des jouvenceaux désargentés pour apaiser ses derniers feux, mon mari se désintéressa de tout ce qui n’était pas sa nouvelle passion. On racontait dans la province que cette personne menait une vie fort libre sous le couvert d’une fidélité scrupuleuse à la mémoire d’un conjoint tué durant la dernière guerre civile. Je ne sais si c’était vrai. Ce qui est certain c’est qu’elle tourna la tête de mon sot époux. Cette folie dernière l’éloigna de moi à tel point qu’il me vit préparer mon départ sans rien tenter pour m’obliger à rester à Pray.
Libérée d’un servage détesté, je pus m’en aller avec mon enfant loin de la forteresse où j’avais si longtemps été traitée en prisonnière. Je laissais derrière moi avec soulagement une belle-sœur toujours aussi hypocrite et un conjoint de marbre.
Ce fut donc comme une esclave affranchie éprouvant la griserie d’une liberté toute neuve, que je me réinstallai à Courtiras dans l’espoir de n’en plus bouger. J’y retrouvai la souvenance des plus douces heures de ma vie.
Quand je me promenais au bord du Loir, quand je m’inclinais sur les eaux vertes de la fontaine miraculeuse, quand je jouais du luth dans le pavillon de musique, le passé se penchait sur mon épaule et me parlait tout bas d’un certain printemps où le bonheur avait nom Pierre… La belle saison était loin, il est vrai, et nous nous trouvions au début de l’automne. Je n’en profitais pas moins de mon jardin, de mes prés, de mes bois retrouvés pour
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