Les amours blessées
à vivre, Pierre et moi, sous le même ciel, séparés mais cependant unis…
4
Pour n’être plus que deux corps en une âme…
Ronsard.
Comme je l’avais prévu, nous n’eûmes pas l’occasion de nous revoir seule à seul dans les semaines qui suivirent le rendez-vous de Vendôme.
Mon mari resta à Courtiras et continua à m’accabler de sa suspicion.
Je vis Ronsard de loin, durant la messe. Je le croisai deux ou trois fois dans les rues marchandes de notre ville. Il m’envoya des fleurs que la gantière s’arrangea pour me remettre. Ce fut tout.
Lassé d’une attente vaine, il repartit vers ses prieurés de Saint-Cosme ou de Croixval…
Durant l’été suivant, je le retrouvai à Paris.
Profitant de la venue dans la capitale de la princesse Claude et de son époux le duc de Lorraine, la reine mère donna une fête à la mi-juillet.
Il s’agissait aussi d’inaugurer un des corps de bâtiment de ce palais des Tuileries que Catherine de Médicis faisait élever dans les jardins du Louvre. Une fois encore, les fonctions de mon mari et le rôle de poète officiel tenu par Ronsard auprès de la famille royale, contribuèrent à nous rapprocher.
Pierre avait été chargé de composer deux cartels où il opposait les amours de passage et l’amour constant. Il en profita pour brocarder la légèreté des premières alors qu’il exalta la beauté du second.
Je découvris avec ravissement que mon ami reprenait à son compte certains de mes propres arguments.
Qui voudra donc soi-même se dompter,
Et jusqu’au Ciel par louage monter,
Et qui voudra son cœur faire paraître
Grand sur tous, de soi-même le Maître,
Soit amoureux d’une dame qui sait
Rendre l’Amant vertueux et parfait.
En entendant ces affirmations, au sein de la brillante assemblée qui m’entourait, je goûtai une joie sans pareille. Ainsi donc, mes exhortations n’avaient pas été sans écho dans le cœur de celui que j’aimais ! Il avait extrait le suc de mes propos pour en faire son miel.
Ces deux cartels m’apparurent comme un mélange troublant de confession, de repentir pour les fautes passées, et d’une exaltation, pour moi infiniment émouvante, de l’amour pur. J’y découvris des accents dignes de la meilleure époque de notre poésie courtoise. Constante, vertueuse, méritant tous les respects, la femme y était donnée en exemple :
Les Dames sont des hommes les écoles,
Les châtiant de leurs jeunesses folles…
On voit toujours la femme de moitié
Surpasser l’homme en parfaite amitié…
Car toujours règne au monde le malheur,
Quand on n’y voit les Dames en honneur.
À la face du monde, Pierre reconnaissait le bien-fondé de mon comportement envers lui, s’en félicitait, et m’offrait en hommage l’assurance d’un attachement éternel en affirmant « Que bien aimer est une chose sainte ».
Pouvais-je espérer plus belle déclaration ? Conversion plus totale ?
Je me souviens avoir fermé les paupières sur mon bonheur intime, être demeurée, au milieu de cette Cour où tant d’intrigues et d’intérêts contraires se conjuguaient, comme isolée dans un bloc de cristal. Rien ni personne ne pourrait désormais me retirer cet ultime don que Pierre venait de me faire : la douceur de savoir que j’avais concouru à la transfiguration de son âme, que j’avais réussi une gageure jugée par tous impossible, que j’avais conduit l’homme que j’aimais à ne plus se laisser aveugler par ce qui était seulement visible…
Le reste dépendrait de la bonne ou de la mauvaise fortune et suivrait le cours des choses…
Ce reste devait durer dix-huit ans ! Dix-huit années qui forment dans ma mémoire un chaos, un étrange enchevêtrement de guerres civiles, sans cesse dénouées, sans cesse reprises, toujours menaçantes, de disettes récurrentes, de massacres, de tueries. La folie meurtrière triomphait. Au milieu de ce flot de malheurs, des édits de pacification, des paix boiteuses apportaient, avec le calme passagèrement revenu, une frénésie de jouissances exacerbée. Bals, fêtes, débauches inouïes, désordres de toute espèce, se succédaient. L’odeur du sang répandu devenait inséparable de celle de l’amour. Stupre et carnage cohabitaient dans tout le royaume.
Notre jeune Roi, Charles IX, épousa un beau jour Élisabeth d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien.
Chantre officiel et adulé du règne, Pierre fut chargé d’établir le
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