Les amours du Chico
adversaires ne se contentaient pas de se porter des
coups furieux. Par-dessus le marché, ils se jetaient à la tête
toutes les invectives d’un répertoire truculent et varié, auprès
duquel celui de nos actuelles poissardes, qui passe pourtant pour
être joliment fleuri, paraîtrait singulièrement fade.
Naturellement, et pour cause, le taureau n’avait garde de
répondre.
Mais les spectateurs, qui se passionnaient à ce jeu terrible, se
chargeaient de répondre pour lui. Les uns, en effet, tenaient pour
l’homme et criaient :
– Taureau poltron ! Va le chercher, Barba-Roja !
Tire-lui les oreilles ! Donne-le à tes chiens !
D’autres, au contraire, tenaient pour la bête et
répondaient :
– Viens-y ! tu seras bien reçu ! Il va te mettre
les tripes au vent ! Tu n’oseras pas y aller !
D’autres, enfin, se chargeaient d’avertir charitablement
Barba-Roja et lui criaient :
– Méfie-toi, Barba-Roja ! Le
toro
médite un
mauvais coup ! C’est un sournois, ouvre l’œil !
Et Barba-Roja avançait toujours, s’efforçant de couvrir de sa
voix les clameurs de la multitude, ne perdant pas de vue, quoique
ça, son dangereux adversaire, accélérant toujours son allure.
Quand le taureau vit l’homme à sa portée, il baissa brusquement
la tête, visa un inappréciable instant, et, dans une détente
foudroyante de ses jarrets d’acier, d’un bond prodigieux, il fut
sur celui qui le narguait.
Contre toute attente, il n’y eut pas collision.
Le taureau, ayant manqué le but, passa tête baissée à une allure
désordonnée. Le cavalier, qui avait dédaigné de frapper, poursuivit
sa route ventre à terre du côté opposé.
Barba-Roja ne perdait pas de vue son adversaire. Quand il le vit
bondir, il obligea son cheval à obliquer à gauche. La manœuvre
était audacieuse. Pour la tenter il fallait non seulement être un
écuyer consommé, doué d’un sang-froid remarquable, mais encore et
surtout être absolument sûr de sa monture. Il fallait, en outre,
que cette monture fût douée d’une souplesse et d’une vigueur peu
communes. Accomplie avec une précision admirable, elle eut un
succès complet.
Si le taureau avait chargé avec l’intention manifeste de tuer,
il n’en était pas de même du cavalier, qui ne visait qu’à enlever
le flot de rubans.
Effectivement, soit adresse réelle, confinant au prodige, soit –
plutôt – chance extraordinaire, le colosse réussit pleinement et,
en s’éloignant à toute bride, dressé droit sur les étriers, il
brandissait fièrement la lance, au bout de laquelle flottait
triomphalement le trophée de soie dont la possession faisait de lui
le vainqueur de cette course.
Et la foule des spectateurs, – électrisée par ce coup d’audace,
magistralement réussi, salua la victoire de l’homme par des vivats
joyeux, et c’était toute justice, car ce coup était extrêmement
rare, et pour se risquer à l’essayer, il fallait être doué d’un
courage à toute épreuve.
Mais Barba-Roja avait à faire oublier la leçon que lui avait
infligée le chevalier de Pardaillan, il avait à se faire pardonner
sa défaite et à consolider son crédit ébranlé près du roi. Il
n’avait pas hésité à s’exposer pour atteindre ce résultat, et son
audace avait été largement récompensée par le succès d’abord,
ensuite par le roi lui-même, qui daigna manifester sa satisfaction
à voix haute.
Ayant conquis le flot de rubans, il pouvait, après en avoir fait
hommage à la dame de son choix, se retirer de la lice. C’était son
droit, et le rigoriste le plus intransigeant sur le point d’honneur
alors en usage n’eût pu trouver à redire. Mais grisé par son
succès, enorgueilli par la royale approbation, il voulut faire plus
et mieux, et malgré qu’il eût senti son bras faiblir lors de son
contact avec la bête, il résolut incontinent de pousser la lutte
jusqu’au bout et d’abattre son taureau.
C’était d’une témérité folle. Tout ce qu’il venait d’accomplir
pouvait être considéré comme jeu d’enfant à côté de ce qu’il
entreprenait. Ce fut l’impression qu’eurent tous les spectateurs en
voyant qu’il se disposait à poursuivre la course.
Ce fut aussi l’impression de Fausta qui fronça les sourcils et
jeta un coup d’œil inquiet du côté de la Giralda, en
murmurant :
– Ce niais de Barba-Roja oublie la bohémienne et s’avise de
faire le bravache devant la cour, quand j’ai besoin de
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